Sweeney Todd - Le Diabolique Barbier de Fleet Street par Fritz Langueur
Sweeney Todd, est un personnage de fiction, qui a fait l’objet d’une pièce en 1847 spécialement écrite pour le théâtre d’Hoxton de Londres spécialisé en mélodrames sensationnels très prisés à l’époque. Il condense les caractéristiques d’un certain nombre de faits divers ayant existés : 1784, un barbier fou de jalousie tranche la gorge de l’amant de sa femme avant de disparaître, en 1700 un homme surnommé « l’ogre écossais » agressait les passants pour les dépouiller et se débarrassait des corps en les dégustant en famille. En 1800, un coiffeur de Paris s’est associé avec un pâtissier, l’un tuait ses clients l’autre fourrait leurs restes dans ses tourtes. De toutes ces histoires, légendes urbaines ou faits avérés, George Pitt en tire un personnage symbole du monstre absolu. La légende de Sweeney Todd entre alors dans la légende. Nombre d’adaptations seront tirées, au théâtre, au cinéma jusqu’à la comédie musicale qui sert de trame au film de Burton.
Si la partition musicale de Sweeney Todd est à rapprocher de celle de l’opéra, avec ses « grands airs », « ses tempos marquant l’unité de temps et d’action » « son lyrisme » et parfois sa grandiloquence, le livret reste « mineur ». Il fallait bien de l’imagination pour exprimer cinématographiquement parlant le drame sombre qui doit se jouer. Mais l’imagination n’est pas la moindre des qualités de Burton, tout comme sa culture. Son approche du récit, lui fait percevoir la nécessité d’un traitement baroque. Il repose sur un jeu d’ombre et de lumière soutenues, il oppose le grotesque au sublime, joue sur l’inconstance et l’illusion, fait travailler les corps (distorsions, déformations…). Il se pose comme un iconoclaste, en totale liberté, déniant les conventions et donne à la direction artistique une démesure dans les proportions et une surcharge visuelle. Le film est intentionnellement opulent.
En choisissant un tel challenge, il est fort à parier que Burton comptera chez ses admirateurs quelques détracteurs.
Sur la forme, le film chanté presque de bout en bout peut agacer si l’on y cherche qu’un spectacle basique. Sweeney Todd demande de la part du spectateur un effort. Il lui faut appréhender un sujet qui relève du Grand Guignol traité à la manière d’une tragédie classique, sous forme d’un opéra rigoureux mais tellement jubilatoire si l’on en accepte la mécanique.
Sur le fond, en plus du sang, seule couleur vive qui jaillit dans l’univers de Todd, (le rubis contrastant à l’argent certes étincelant mais terni à jamais), un certain nombre de tabous et de vices sont évoqués la cupidité de Mme Lovett, la folie destructrice de Todd (sa vengeance ne porte pas sur les coupables de sa destruction mais bien sur la ville immonde), la perversité (on soupçonne le juge d’intentions coupables depuis toujours sur sa pupille qu’il observe à travers un trou dans le mur)… Tout est sale dans cet univers, mais jamais Burton ne se pose en juge, il dénonce. Todd se substitue à sa vision. L’émotion prend alors le pas sur la rationalité.
On peut reprocher beaucoup à Burton sur Sweeney Todd, on le voit. Ce que je retiens, est la sensation unique, vécue sur le final. J’étais tendu, incapable de réagir, les yeux brulants, la gorge muette n’osant lâcher un cri de stupeur. Burton, en magicien de l’imaginaire, en artisan du bel ouvrage, réussit pleinement une entreprise difficile, celle de transporter le spectateur dans des horizons rarement abordés de cette manière, où l’intensité du trouble porte sur ce que l’on vit dans l’instant plutôt que dans la manière de faire. Sa vision très romantique de Londres évoque le clair obscur d’un Turner. La ville est vivante, hostile, au même titre que les personnages. Il apporte de manière générale, une minutie extraordinaire à sa mise en scène volontairement théatralisée et pourtant très ancré sur le naturel. Il se surpasse en fluidité, en ingéniosité. Il est brillant à l’image de son film.
On sait que l’association Depp/Burton fait merveille. Tous deux franchissent ici un degré supérieur. L’acteur arrive au summum de son jeu intransigeant. Il n’incarne pas, il est cet homme détruit, névrosé qui a perdu à jamais la vie. « Oublie ce visage » est une de ses répliques, elle colle à ce personnage.
Plus forte encore est Helena Bohnam Carter, le visage ravagé mais éclairé. Elle porte en elle un monde en couleur, son rêve, dans la plus pure tradition baroque. Elle est à tomber !
Il serait injuste d’oublier Alan Rickman, en juge crasseux, Thimothy Spall en bailli tout droit sorti de Dickens, Sacha Baron Cohen, désopilant en rival "sévèrement burné", Jamie Campbell Bower en bellâtre inspiré, et le petit moineau des rues, Ed Sanders qui porte sur ses épaules toute la désespérance d’un monde adulte abrupt.
Pour toutes ces raisons, « Sweeney Todd » est un film troublant, désarmant, hallucinant de beautés et de savoir faire. Un film à tiroir voir et à revoir, celui d’un auteur en parfaite harmonie avec lui-même, entre onirisme et réalisme… Sublime !