Swing Kids
7.6
Swing Kids

Film de Kang Hyung-Chul (2018)

Quand les baleines se battent, les crevettes dansent

La production sud-coréenne est assurément plus connue pour ses drames que pour ses comédies musicales. Les lignes sont-elles appelées à bouger ? C’est ce que peut laisser penser le nouveau film de Kang Hyeong-cheol, un habitué des sommets du box-office national depuis son premier film, Speedy Scandal. Mais au Pays du Matin calme, les révolutions prennent leur temps et la méthode des petits pas est privilégiée. Ainsi, si Swing Kids est effectivement un film musical, il se déroule pendant la guerre de Corée et a pour théâtre le camp de prisonniers de Geoje. Vous avez dit comédie ? Plutôt délicieux cocktail d’émotions dévastatrices !


Pour l’heure, aucune date de sortie n’a été annoncée pour la francophonie. Il faut même s’attendre à ce que le film ne bénéficie pas de distribution en France comme en Suisse. Raison de plus pour jeter un œil attentif aux programmations des différents festivals qui vont rythmer l’année à venir.


En février 1951, soit sept mois après le début de la guerre, alors que la ligne de front s’est stabilisée autour du 38e parallèle, le Commandement des Nations Unies ordonne le déplacement de tous les prisonniers de guerre communistes sur l’île de Geoje, au sud-est de la péninsule. Avec un total de 170’000 détenus (20’000 Chinois et 150’000 Nord-coréens), l’histoire du camp a été marquée par de nombreuses violences opposant les prisonniers fidèles à l’idéologie communiste à ceux qui l’ont reniée, ainsi que plusieurs rébellions, à l’image de la prise en otage du commandant du camp, l’Américain Francis Dodd, le 7 mai 1952. C’est donc dans ce contexte peu joyeux que Swing Kids prend place.


Pourtant, c’est sur un ton décalé que s’ouvre le film avec la présentation de la situation du conflit et du camp Geoje par une actualité cinématographique, bonimenteur caricatural et maquette animée à l’appui. L’humour marque tout le premier acte, lorsque le nouveau commandant du camp décide de réunir quelques détenus autour de Jackson, un gardien afro-américain au passé de danseur de claquettes à Broadway. L’idée du commandant Roberts est simple : convertir des prisonniers nord-coréens en danseurs de « tap dance » afin d’apaiser les esprits et redorer le blason du camp, le tout en véhiculant les valeurs de joie et de liberté américaines incarnées par les claquettes. Oui mais voilà, on ne converti pas aussi facilement des anciens combattants de Kim Il-sung à la danse de l’oncle Sam. Ainsi, ce premier défi donne lieu à une séquence de casting fort réussie, celle-ci s’achevant sur un hilarant quiproquo causé par une traduction approximative (c’est un euphémisme) aux conséquences épuisantes pour l’aspirant danseur. Rapidement, trois candidats se distinguent : le soldat chinois rondouillard Xiao Fang, la polyglotte Yang Pan-rae et le danseur traditionnel Byung-sam, victime du fameux quiproquo, qui a tourné le dos à l’idéal communiste. Reste à convaincre le seul détenu apparemment doté d’un réel potentiel pour les claquettes, le jeune soldat Ro Ki-soo, qui s’avère également être un héros de guerre très proche des détenus les plus fidèles à la République populaire démocratique. C’est autour de ce dernier, incarné par la star de K-pop Do Kyung-soo (alias D.O. dans le groupe EXO), que va graviter le récit. Tiraillé entre sa fidélité envers le Nord et ses élans spontanés vers la danse de l’ennemi, il fait face à un dilemme cornélien, surtout qu’il risque la pire des punitions si les siens le surprennent à jouer des claquettes aux côtés de Jackson et du traître Byung-sam.


À la fois film musical et drame de guerre, Swing Kids est intrinsèquement hybride. S’il s’ouvre sur un ton comique, l’humour cède rapidement sa place à des émotions plus graves pour ne réapparaître que ponctuellement. La conjugaison des envolées dansées et des épisodes dramatiques qui marquent la vie dans le camp représente une réelle difficulté de traitement. De fait, le film s’articule autour de va-et-vient incessants entre deux mondes. Plutôt que de faire fusionner le drame aux élans émancipateurs que permet la danse, Kang Hyeong-cheol n’a de cesse de faire s’entrechoquer ces deux éléments. Ainsi, il ne s’agit à aucun moment de transmuter une réalité carcérale en bonheur chanté et dansé. Les claquettes représentent certes pour les protagonistes une manière de s’élever, de se rassembler et d’échapper à leur quotidien, mais ce quotidien les rattrape en permanence. La plus belle expression de cette réalité récalcitrante intervient précisément au terme de la séquence la plus envolée, lorsque Yang Pan-rae et Ro Ki-soo se lancent dans une euphorisante course libératrice sur « Modern Love » de Bowie ; alors que Ro Ki-soo défonce littéralement de nombreuses portes et cloisons dans son élan, il achève sa chorégraphie au pied d’un mur qui n’a jamais semblé si haut. Quant à Yang Pan-rae, elle finit à terre. Parce que la danse devient rapidement la principale source de danger pour Ro Ki-soo, la musique ne l’emporte jamais très longtemps sur le drame.


De cette hybridité peut parfois naître l’impression d’assister à deux films différents qui luttent pour s’imposer, Kang n’hésitant pas à totalement évacuer la danse lorsque les tensions au sein du camp regagnent de l’ampleur. Non seulement cette dichotomie nous paraît nécessaire – aussi parce qu’elle habite le personnage principal –, mais celle-ci n’ébranle jamais l’ensemble de l’édifice, parfaitement soutenu par le sens du rythme de Kang Hyeong-cheol. À de nombreuses reprises, le montage de Swing Kids rappelle le travail de Damien Chazelle sur Whiplash, par exemple lorsque les ronflements et grincements de mâchoire de ses voisins de dortoir empêchent Ro Ki-soo de dormir, le rappelant à son obsession pour la danse. De cette manière, le montage devient l’outil privilégié pour illustrer le tiraillement de Ro. Il faut dire que la réussite du film repose également sur les vrais talents de danseur de ses principaux interprètes. Quand bien même certains gros plans trahissent la présence de doublures lorsqu’il il s’agit d’effectuer les gestes les plus techniques, le réalisateur s’applique à cadrer l’entier des comédiens dans de très nombreux plans. Joueur, il va même jusqu’à commencer un bon nombre de plans sur les pieds des danseurs avant d’élargir l’échelle par un mouvement de caméra. Force est de constater que Do Kyung-soo et Jared Grimes (qui incarne Jackson) s’en sortent bien mieux que le tandem de La La Land.


Depuis son premier film, Kang Hyeong-cheol accorde une place prépondérante à la musique. Dans Speedy Scandal, la chanson faisait office de ciment familial. Dans Sunny, la bande-son (essentiellement composée de tubes occidentaux) assurait les allers-retours entre le présent et le passé de sa protagoniste. Dans Sunny toujours, c’est à la musique que l’on devait les plus beaux raccords et les grandes fulgurances du film à l’image de ces joutes entre bandes de filles rivales sur fond d’affrontement entre la jeunesse des années 1980 et les forces de la dictature militaire de la Cinquième République sud-coréenne. Avec Swing Kids, Kang va encore plus loin en signant son premier film réellement musical. Loin d’être un prétexte, la danse incarne des motivations concrètes pour chaque personnage : Xiao Fang souhaite perdre du poids, Yang Pan-rae gagner de l’argent pour échapper à son condition de Yankee Princess et Byung-sam devenir célèbre pour retrouver son épouse. Seul Ro Ki-soo ne sait pas exactement pourquoi la danse l’attire. C’est ici une des plus belles idées du film : pour le jeune soldat, la danse représente un intérêt en soi qu’il ne parviendra jamais à s’expliquer, la notion de plaisir individuel étant strictement gommée par la doctrine politique qu’il épouse.


Justement, à nos yeux la réussite de Swing Kids dépendait également (pour ne pas dire essentiellement) de sa manière de traiter les différentes allégeances idéologiques, les conventions du genre étant enclines à la caricature (il suffit de voir le traitement des forces japonaises dans Battleship Island ou le portrait quasi absurde de Kim Jong-il dans The Spy Gone North, deux excellents films au demeurant, pour s’en convaincre). Or, rien de tout cela ici. Non seulement aucun personnage n’est caricatural dans son traitement politique, mais surtout le film ne sert jamais de prétexte à la condamnation ou à l’apologie d’une idéologie ou d’une autre. Ainsi, chaque camp a ses traîtres, ses honnêtes partisans et aucun n’est unilatéralement bon ou pourri, pas même celui que constituent les gardes américains. La proposition la plus courageuse étant celle de ne pas représenter les claquettes comme un moyen pour Ro Ki-soo d’ouvrir les yeux sur la vraie nature de la République populaire, à laquelle il demeure fidèle. Une telle idée aurait d’ailleurs péché par anachronisme, aucun élément ne permettant, à l’époque, de savoir de quel côté naîtrait le régime le plus violent. Ainsi, il ne s’agira pas d’une conversion politique par la danse pour le personnage principal. D’une manière plus universelle, les claquettes permettent à Ro de dépasser l’instrumentalisation propagandiste des idéologies sans pour autant remettre en question l’idéal au nom duquel il s’est battu. Le fait qu’il accomplisse le spectacle final non pas avec ses chaussures de claquettes américaines mais avec ses grolles de combattant sur lesquelles des plaques de fer ont été vissées est éminemment symbolique. C’est d’ailleurs lorsque le commandant Roberts constate que le numéro de danse, prévu comme mascotte de la qualité de vie dans le camp Geojo, échappe à la propagande politique que les choses tournent vraiment mal.


Il a été reproché à Kang Hyeong-cheol d’avoir modifié la fin de la comédie musicale dont Swing Kids est une adaptation, ainsi que le ton excessivement mélodramatique de l’acte final. On ne pouvait pourtant pas imaginer un dénouement plus en accord avec la totalité du récit. Si Jackson décide de nommer son spectacle « Fuck Ideology », c’est précisément parce que celles-ci écrasent les individus. L’histoire tragique de la péninsule coréenne, petite nation sacrifiée dans le combat des grandes puissances a inspiré aux Coréens le proverbe suivant, « Quand les baleines se battent, les crevettes ont le dos brisé. » Et, de la même manière que The Spy Gone North (que nous évoquions ici), Swing Kids transpose le proverbe national à l’échelle individuelle. Sous la pression de l’instrumentalisation idéologique, l’individu ne peut que plier. Mais avant de plier, Kang Hyeong-cheol nous démontre que l’individu a toutefois la possibilité de danser.


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Cygurd
8
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le 11 janv. 2019

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Film Exposure

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