La résilience des exilés
L'expérience cinématographique Ta'ang est très éprouvante, de par ses longues heures en immersion au sein d'une communauté en fuite. Dans des décors qu'on pourrait croire paradisiaques, à la...
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le 29 déc. 2016
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Article dispo ici, avec des images : https://frictionpulpeuse.wordpress.com/2023/01/27/recherche-wang-bing-donner-corps-a-propos-de-taang-un-peuple-en-exil-entre-la-chine-et-la-birmanie-2/
« Ce qu’il faut c’est être naturel et calme,
Dans le bonheur ou le malheur,
Ressentir comme on regarde,
Penser comme on marche,
Et quand on va mourir,
Se souvenir que le jour meurt,
Que le couchant est beau et que belle est la nuit qui reste…
Et que c’est ainsi parce que c’est ainsi… »
— Fernando Pessoa, « Le Gardeur de troupeaux », Éditions Unes, 1960
Difficile de faire confiance aux images, encore plus lorsqu’on aime le cinéma. Toujours, nous hante cette méfiance à l’égard de ce qui est proposé à nos yeux et oreilles ; et vice-versa, le doute demeure également vis-à-vis de soi-même, envers la spontanéité de certaines de nos pensées, d’interprétations que l’on se formule. Vous m’aurez compris, je parle là de cette impossibilité d’accepter de s’ouvrir pleinement à ce qui nous fait face, que ce soit une image ou pas d’ailleurs. Souvent, face à un film, intervient cette envie de nourrir, aiguiser cette paranoïa que certains appellent esprit critique, cherchant à voir, à identifier les tricheries et les cachoteries que le cinéaste nous offre par le biais de sa création. Qu’il est rassurant, agréable de voir un film en pensant disposer de sa radiographie… Mais finalement, une fois passée la redescente, ne tarde pas à jaillir ce questionnement : en quelle image puis-je avoir confiance, à quelle forme puis-je m’ouvrir ? Toutefois, sachez-le : cette interrogation ne m’est pas venue en marchant, étant totalement incapable de marcher et de penser en même temps, à l’inverse de nombre de grands penseurs, lesquels seront cités ici ultérieurement.
Cette méfiance n’est pas sans redoubler à l’aperçu d’un film documentaire, tant nous avons déjà rencontré des modèles ouvertement faux, entre parodies, films en found-footage, ou reportages de propagande ; encore plus à l’heure où le monde se voit saisi par le permanent et véloce mouvement des images, ne cessant de bouger, de se diversifier au fur et à mesure de leur croissante expansion sur le réel. Puis le voilà, le jour où notre cinéphilie nous amène face à cet intimidant œuvre qu’est la filmographie de Wang Bing, principalement constituée de documentaires et d’installations vidéo (allant jusqu’à des durées de quatorze heures) de cinéma-direct, et tissée dans les pas de la Chine contemporaine démunie, cartographiant les marginaux du miracle économique du pays, qu’il s’agisse de fous à bout de coursive, de paysans dans le Fujian, d’ouvriers à Tie Xi ou des derniers survivants des campagnes antidroitières de Mao Zedong. Ici, les images tournent sous le même régime : dans la longueur de l’accompagnement, dans sa douleur, « le mouvement lent étant essentiellement majestueux »[1]. Andreï Tarkovski, cinéaste que Wang Bing « admire le plus »[2], définissait l’art du cinéaste comme étant celui de « sculpter le temps »[3], de l’art de saisir, d’imprégner l’image des choses et des êtres au travers de la durée. Wang Bing lui-même n’est pas sans décrire son approche du documentaire comme étant anti-créative : « Je n’ai jamais employé aucune méthode, je ne fais que me rapprocher constamment »[4]. Outre l’amorce d’un questionnement sur la valeur créative d’un objet de cinéma-direct, cette réflexion nous orientera donc sur un aspect figuratif rimant avec le spectre de la confiance et déjà cité ci-dessus : l’accompagnement, « le maitre mot du cinéma de Wang Bing »[5]. Nombreuses sont les séquences où Wang Bing accompagne, marchant à coté de ou derrière son sujet, comme dans cette séquence non loin de la fin d’« À la folie » (188’) (2013), où nous l’entendons, le ressentons marcher, trimballant sa caméra allumée dans le dos d’un fou s’enfonçant dans le gouffre abyssal de la nuit.
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AXE 1 — À bras le corps
Ce premier cheminement tient pour racine une séquence se situant dans « Ta’ang, un peuple en exil entre la Chine et la Birmanie », sorti en France en 2016. Dans ce documentaire, Wang Bing suit le peuple Ta’ang qui, comme l’indique un carton d’introduction, forme un groupe ethnique vivant dans les montagnes à la frontière entre la région birmane de Kokang et la province chinoise du Yunnan, se déplaçant sous l’égide d’un conflit armé ayant éclaté dans le Kokang. Wang Bing lui, ne s’y déplace pratiquement pas, chose relativement étonnante à observer lorsqu’on connait un tant soit peu le cinéaste, inénarrable marcheur et suiveur de corps, ayant fait de ses déplacements un motif récurent de son cinéma. On le sent rigide : son image est souvent fixée à un endroit, dans le sens où le cinéaste ne se déplace pas, mais pivote vers ses sujets. Il s’y prend ainsi tout du long, sauf dans une séquence (127’), côté chinois de la frontière : le groupe se voyant immobilisé sur une route de montagne par un conflit à quelques kilomètres, une minorité de femmes (dont certaines en chapeau de ville !) et des enfants, bébés sur le dos, sacs de vivres et pichets d’eau, se préparent à rejoindre un potentiel abri dont personne ne connait la localisation précise, laissant sur place celles et ceux préférant rester. Un détachement donc, à desseins imprécis, sans repères, le son des artilleries lourdes à l’appui. La nuit s’apprête à tomber. Wang Bing doit choisir : demeurer avec ceux qui restent, ou bien suivre ceux qui partent. Son choix parait in fine évident : il se met en mouvement dans une direction, ou plutôt, sachant qu’aucun de ses sujets ne sait où il va, part à la dérive, dans une zone frontalière en proie au conflit. Pas même un pivotement n’est dédié à ceux qui restent, et jamais jusqu’ici le cinéaste ne s’était montré dans une situation si dangereuse et trouble, envoyant à ses pieds une remarquable puissance de rétraction, moins dans l’espoir de se réfugier dans un hypothétique abri que parce que « ce corps, je dois le suivre »[6].
La séquence dure, approximativement, onze minutes. Onze minutes au cours desquelles Wang Bing suit ce groupe de treize personnes via ce que l’on nommera sans certitude un travelling marché. Les femmes croisent un pair effectuant des allers-retours en scooter, leur indiquant vaguement que leur destination est « Assez loin, juste après le marais » qu’il pointe du doigt. Le cinéaste est lui à demi-retrait, éloigné derrière ce groupe quelque peu réduit à des taches de couleur, pour ensuite remonter en son centre, puis s’en éloigner encore ; filmant le détachement dans son entièreté, puis isolant dans le cadre certaines particules, plaçant difficilement un pied devant l’autre sur cette route tortueuse, sans pour autant rencontrer d’apparentes difficultés ; une jeune fille allant même jusqu’à lui demander de se « dépêcher » — à moins qu’elle ne parle à quelqu’un d’autre, hors-champs. Certaines autres se plaignent d’avoir mal aux pieds… Wang Bing se place ainsi autant dans la position du suiveur que dans celle de l’accompagnateur, laissant les individus devenir à leurs rythmes les pôles d’attraction de la caméra, prenant, restituant ce que ce monde lui donne.
Michel Brault, réalisateur canadien auquel se voit souvent attribuée la paternité du cinéma-direct disait de ce dernier qu’il consistait en un cinéma officiant comme « art de la marche »[7], faculté d’une acquisition donnée comme naturelle, fondatrice parmi les figures de l’histoire de l’art (fresques égyptiennes, Robin, Giacometti, Bacon…) et non étrangère aux essais chronophotographiques à la racine du cinématographe. Notons en passant que malgré la présence du singulier, il est impossible de réduire le cinéma-direct à une unique conception, chaque cinéaste l’approchant différemment, Wang Bing revendiquant le fait de filmer selon ses propres envies et visions[8], se soumettant aux contraintes qu’il s’impose. « Nous tenions (sur le tournage de « Ta’ang ») la caméra au niveau du ventre, ce qui explique qu’elle est toujours à une hauteur intermédiaire. Il est plus facile de la tenir de cette manière. Plus on la porte en hauteur, plus c’est difficile et on se fatigue vite, mais cela implique de rester un peu à distance des personnes. (…) Si la caméra n’accompagne pas, elle va perdre les personnages et ce qu’ils sont vraiment »[9] raconte Wang Bing, laissant percevoir dans ces mots l’importance de l’effort musculaire du cadreur. Dans la séquence de « Ta’ang » vue ci-dessus, l’accompagnement devient une affaire physique : le cinéaste se met en marche, impliquant l’idée d’inscrire le paysage environnant dans les mouvements de son corps, de mouvoir celui-ci dans l’espace ambiant, entre continuité et résistance. D’ailleurs, le long du chemin, Wang Bing, livré à lui-même, aurait pu prendre de l’avance : poser sa caméra depuis un endroit rendant une belle image, intervertir gros plans et plans larges, chercher des angles de vue singuliers, s’attarder sur la forêt et cetera. Mais de ces considérations il n’en a cure, son seul dessein semblant être celui de suivre le rythme de ces femmes, aboutissant à cette longue séquence disloquée en douze coupes, fragmentant et dissolvant temps et notion de distance dans le mouvement de la marche, de sorte que jamais ne soit dévoilée la véritable durée de cette dernière, ni quelle distance a été parcourue par les protagonistes, de sorte à ce que les formes temporelles de la séquence puissent se calquer sur leurs perceptions, leurs sensations au présent, et ses formes visuelles sur leurs allures. Cette séquence propulse alors son regardeur dans un accompagnement non pas seulement visuel, mais aussi dialectique, empathique vis-à-vis des sujets, ouvrant l’idée de ressentir leurs mouvements intérieurs plutôt que de s’arrêter au regard et au capharnaüm dans lequel elles zonent, prises qu’elles sont dans le filet de la durée, à « partir et revenir sans trouver d’endroit où s’installer »[10].
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Mais ce que Wang Bing met en exergue, c’est également sa volonté de se placer en situation de réciprocité avec ses sujets, établissant alors un rapport de confiance. Habituellement, le travail du cinéaste est de préparer son cadre, d’anticiper la durée de son plan, d’indiquer et de maitriser. Mais en travaillant comme tel, le cinéaste s’impose, précède. Le cinéma-direct, par sa simple nature, nécessite la mise en retrait du cinéaste, le fait de « rester avec les gens, passer du temps avec eux, car il n’y a pas d’autres moyens de les comprendre »[11] ; et c’est ce qui frappe ici : ces femmes, ces Ta’ang, laissent sans circonlocution le filmeur les capturer en galère, les suivre ou les précéder sur ce chemin inconnu situé en bordure d’une zone de combat, le tout avec leurs enfants. Fait d’autant plus flagrant dans d’autres films de Wang Bing, dont « À l’ouest des Rails » (2003), où il suit les ouvriers du Tie Xi jusqu’à leurs douches communes, ou le marginal troglodyte dans « L’Homme sans nom » (2009) dépeint dans ses faits et gestes quotidiens ; dans les deux cas (et nous pourrions en citer bien d’autres…), les intimités physiques ou quotidiennes se voient dépouillées par le cinéaste sans que ne soit émis ne serait-ce qu’un mot à son encontre. Par désintérêt envers le filmeur, ou dans un effort de sympathie réciproque ? Parce qu’ils sont conscients, en tant qu’otages de la misère, que leur exposition via le cinéma est capable de les élever au rang de sujet politique, ou à l’inverse parce qu’ils sont inconscients de ce qu’est une image ? Parce qu’ils y voient un moyen de lutter contre l’oubli de leur personne, ou de leur groupe ? Wang Bing n’a qu’une réponse à fournir : « Ce sont des gens simples. Ils acceptent ou ils refusent, mais ils ne posent pas de questions »[12].
AXE 2 — Corps de film
Dans un tel cadre, il serait malvenu de ne pas nous focaliser sur l’éthique du cinéaste, notion familière au quasi unique pair cité par Wang Bing, Andreï Tarkovski. De ce dernier, on connait via les dialogues des films, les écrits autobiographiques ou les documentaires, la morale intime intervenant directement dans les films, l’ambition de transmettre via le cinéma les socles de ses rapports au monde, aux hommes, au mysticisme ou à l’art, investissant le long de son cinéma sa propre personne. Cela s’observe notamment au travers de ses personnages fictifs, aux transformations qu’ils subissent et que le cinéaste souvent éprouve lui-même, l’exemple étant donné avec « Nostalghia »[13] (1983), récit d’un poète soviétique exilé en Italie, comme Tarkovski, en tant que cinéaste, l’était lui-même à cette époque. Mais il aura beau nous lénifier d’honnêteté intellectuelle, le réalisateur demeure un homme d’images : celles-ci constituent son métier, sa façon d’exister. Dès lors, ce sont les méthodes qui entrent en ligne de mire.
Derrière la caméra, Wang Bing ne cherche aucunement à dissimuler sa présence, allant même jusqu’à la manifester : nous parviennent les bruits de ses pas, de sa respiration, les tremblements dus à ses mouvements. Il vit la marche avec ses sujets, son accompagnement d’apparence réservé facilitant son intégration, et donc de pair celle de la caméra. Mais le cinéaste ne s’exhibe pas pour autant, semblant plutôt faire simplement comme il peut avec ce qu’il a, relatant sa présence par la force des choses. Par extension, le réalisateur ne fait pas simplement corps avec ses images ou avec celles et ceux qu’il filme, mais en s’y prenant de la sorte tout du long, tire de son corps le lieu, le centre de gravité du film, les images et les sons captés se trouvant assignés au point de vue du porteur de la caméra, à son « œil humain devenant un œil d’escargot, un œil monté sur une tige existentielle et rétractile, pouvant recueillir les informations à distance plus ou moins fixe, pouvant maintenir le contact si l’objet se déplace », conformément aux écrits de Jean Epstein[14]. Dans la séquence de « Ta’ang », Wang Bing abandonne toute tentative de hiérarchisation entre lui et les filmées, mais aussi des filmées entre elles, pour aboutir à une représentation dépouillée du tumulte au sein duquel il est embarqué. Mais quel sens le mot dépouillé peut-il bien avoir dans un tel cadre ? Évidemment, il y a le sens esthétique du mot, à savoir ici abolir la frontière entre filmeur et filmé, retirer ses couvertures à l’image cinématographique, son habituelle opulence, pour simplifier son expression… Mais dans dépouiller, il y a aussi, sous-jacente, l’idée d’enlever, d’arracher son argent ou ses biens à quelqu’un. Par dépouillé, entendons simplement le fait que nous ne pouvons plus ignorer à quel point le cinéma de Wang Bing, dans sa pratique, est précaire, pour ne pas dire simplement pauvre : le cinéaste est la plupart du temps seul au tournage comme au montage, n’utilise pas même un steady-cam, ne demande pas leur aval aux autorités (sur le tournage de « Ta’ang », il a été maintes fois contraint d’effacer ses cartes mémoires), se met dans des situations le poussant à suivre des inconnues sur un sentier frontalier inexploré avec en arrière-plan sonore les sons émanant d’un affrontement armé. Sans compter le matériel (réduit au strict nécessaire), l’entièreté du film ne repose in fine que sur le corps du cinéaste, ainsi parle-t-on de dépouillement.
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« Tout réalisateur a du mal à être impartial, ou dans le vrai. (…) Je n’ai aucun désir d’influencer les gens, mais plutôt de demander : quelle part de vérité il y a dans le fait de faire un film ? »[15] dit Wang Bing, exprimant le fait que son travail se situerait plus proche de l’autoréflexion que du désir de propagation d’images jetées dans le monde. À ce titre, « Ta’ang » serait donc autant un documentaire sur les Ta’ang qu’un documentaire sur le cinéaste les suivant. Justement, suite à la scène du détachement, les femmes et le cinéaste arrivent dans un vétuste abri, immédiatement transformé en camp de fortune. Mais plutôt que de logiquement montrer la création de cet habitat, Wang Bing dirige son objectif vers une jeune femme s’éloignant vers la route, et lançant ouvertement des regards à la caméra. De même, lorsque l’on entend un véhicule passer, il ne cherche pas même à le filmer, demeurant concentré sur son sujet. S’en suit le plan final, tremblotant, ou l’abri se voit filmé de loin, se raccordant à cette petite communauté à la merci d’un paysage ouvert et menacée par une guerre toute proche. Ainsi, une fois les sujets arrivés à destination, Wang Bing recule, se détache encore, dispersant ses captations. Son documentaire serait alors lui-même un essai théorique, et ses images des objets de médiations physiques performatifs, réfléchissant la nature de la personne du cinéaste, de ses désirs aussi. Au fil des années, Wang Bing aurait aussi bien pu bouleverser son mode opératoire, s’abriter dans des productions plus confortables, où se tourner vers l’art contemporain, mais lorsque la question lui est posée, sa réponse est claire : « Je préfère rester ici (…)»[16]. Cette constance n’est pas sans nous aiguiller sur le fait que si son cinéma peut paraitre accidenté, il n’a pourtant rien d’accidentel, mais également sur une conception du documentaire-direct fondamentalement éthique : le refus d’influencer, le rejet du jugement, le désir de se demander qui donc est l’autre, la discernable invisibilité de la caméra et la suggestive visibilité de son porteur face à la matérialité du monde l’entourant.
Le plan final de « Ta’ang », d’une durée de quatre-vingts secondes, (image ci-dessous) tremble tout du long, alors que ne cessent de surgir les ondes sonores provenant des explosions à quelques kilomètres. Si l’on sait les moyens qu’a Wang Bing à sa disposition (y compris l’option du stabilisateur automatique, disponible sur Final Cut Pro qu’il utilise en post-production), il est impossible d’envisager que ce tremblement soit involontaire. Il apparait alors comme un débordement de plus, suivant le mouvement de cet éclatement, comme un aveu que cette image n’est autre que le fruit d’un choix du cinéaste se démasquant, à l’image de ces mots rédigés presque cent ans plus tôt par Honoré de Balzac : « Le regard, la voix, la respiration, la démarche, sont identiques, mais comme il n’a pas été donné à l’homme de pouvoir veiller à la fois sur ces quatre expressions diverses et simultanées de sa pensée, cherchez celle qui dit vrai : vous connaitrez l’homme tout entier ». [17] Dans le cas d’un film de Wang Bing, son regard nous est projeté, sa voix floutée, sa respiration surveillée, sa démarche audible, discernable hors-champs ; là où le cinéma, au même titre que la photographie (qu’il pratique également), ne laisse habituellement rien filtrer, idéalisant le créateur sans exposer sa personne, camouflée derrière la rigidité mécanique, ici remplacée par la mécanique du corps inscrite dans chaque mouvement de caméra.
AXE 3 — Du coté confortable de l’écran
Au-delà de ses sujets, c’est d’un autre corps que semble se jouer Wang Bing : le nôtre, celui du spectateur contemplant confortablement ces images au chaud. Et si cette mise en image incorporant le cinéaste était moins la preuve d’un sens éthique qu’une stratégie esthétique pour pousser le regardeur vers le désœuvrement, à l’immerger dans une représentation de la misère dressée au travers de moyens cinématographiques eux-mêmes marmiteux ? S’il est sans équivoque tissé sous la bannière de l’éthique au travers de son dépouillement, le cinéma de Wang Bing reste cinéma, approfondissant au fur-à-mesure des films une prégnante esthétique de la dèche dont il ne saurait se dépêtrer. Embellir la misère pour le cinéma serait condamner le spectateur au mensonge (encore que…), mais le plonger ainsi brutalement dans les affres de la pauvreté pourrait également le laisser tenter de croire que ce qu’il regarde est une vérité. À ce titre, nous comparerions volontiers Wang Bing à un autre réalisateur contemporain de cinéma-direct posant sa caméra chez les exclus : Gianfranco Rosi. Sa présence ne se manifeste pas dans ses films (sauf lors des séquences d’entretien), ses cadrages sont souvent réfléchis, pour ne pas dire esthétisants, embellissant à l’image des situations précaires. S’observe alors un travail, tant sonore que pictural et se calquant sur le réel, visible notamment dans une scène de « Below Sea Level » (2008), où une femme vivant dans le désert californien raconte à la caméra un moment tragique de son existence, alors qu’en plan-poitrine se dessine sur son visage un discret halo de lumière tandis qu’elle ferme les yeux. Aussi, la méticulosité émanant des plans de « Notturno » (2021), relatant les conflits gangrénant le Moyen-Orient avec en guise de renforts : cadrages précis, musique extra-diégétique et montage analogique (entre les chorégraphies militaires et les prières de mères endeuillées ne se faufile qu’une coupe franche). Un cinéma-direct correspondant donc bien peu avec la notion de dépouillement, mais reposant également sur une éthique, ne cadrant pas seulement ce qu’il a envie de filmer. Là où Gianfranco Rosi nous montre donc un résultat, Wang Bing tremble pour un calcul.
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Le besoin de placer Wang Bing à côté de l’un de ses collègues intervient notamment pour démontrer la raison d’être du cinéma direct, reposant sur l’implication, la confiance que le filmé laisse au filmeur. Là où Rossi laisse voir l’aboutissement de cette confiance, Wang Bing montre la façon dont elle s’opère à chaque instant ; et comment le fait de la gagner, pour un cinéaste, relève d’un acte quasi performatif. Le cinéaste, encore une fois au travers de l’engagement de son corps en marche, n’est pas sans évoquer la position de l’anthropologue confronté à un peuple, un mode de vie, une culture, une histoire sans rapport avec la sienne, autant que le fait de marcher insiste pour se laisser percevoir comme un geste entreprenant, une preuve de vitalité. Il se filme de manière insidieuse, se demandant comment représenter autrui sans l’enfermer dans un imaginaire ethno-centré, mais aussi, conformément à l’idée d’Alain Bergala[18], comment entourer l’action se déroulant sous ses yeux d’une poétique de la dispersion. En superposant le geste du filmeur au mouvement du marcheur, le cinéaste finit par libérer ses images dans le fossé de l’improvisation, occultant toute représentation déterminée, laissant le regard du spectateur libre de s’engager dans un processus d’autonomie.
Au spectateur donc, de travailler, de recevoir et construire le film qu’il souhaite. Si la séquence de « Ta’ang » relatée si dessus met l’accent sur la dispersion et l’exode d’un peuple, elle comporte également — sans évoquer les nombreuses scènes antérieures du film — cette habitude, cette normalité de leur comportement face au danger et la solidarité en découlant. Mais aussi et surtout cette aptitude à faire confiance à une particule extérieure, et en l’occurrence munit d’une caméra, et pour laquelle la place de l’accompagnateur, du marcheur, devient une posture esthétique évidente, sculptant le temps, mais aussi le déséquilibre rendant accessible sa matérialité. Les mots à suivre ne sont pas sans paraitre effrayants, notamment parce qu’ils flirtent avec la parole performative, mais une telle attitude, venant d’un cinéaste, ne peut que s’installer via le biais d’une perspective fondée sur l’honnêteté et l’humilité, vis-à-vis des filmés, vis-à-vis des spectateurs, vis-à-vis de l’acte de faire du cinéma dans le cadre d’une perception immédiate du monde. Lorsque Wang Bing affirme filmer ce qu’il a envie, cela paraitrait volontiers fumeux — puisqu’aujourd’hui tout le monde pourrait en faire autant —, mais cela ne va sans dire qu’il relate autant ses sujets et leurs histoires qu’il met à nu sa propre personnalité d’homme d’images, sa solitude et ses errements. Car d’une œuvre à une autre, Wang Bing, in fine, erre comme un chien, « Le plus important pour moi, ce sont les corps des êtres en mouvement »[19]. Il y a d’ailleurs ce moment nous le rappelant dans une séquence de « Rails » (43’), troisième partie d’« À l’ouest des Rails » (2003), où Lao Du demande à un chien de saluer la caméra, rappelant via l’animal la présence de l’appareil, liant le spectateur à l’instantané représenté, « C’est un devoir, faire en sorte que les gens réfléchissent. J’ai toujours travaillé dans ce sens »[20]. Wang Bing n’illustre donc pas seulement des représentations, mais un point de vue du documentaire allant dans le sens d’un mode de penser inscrivant les individus dans le monde. « Ta’ang » est un de ses quelques films à ne pas posséder de durée hors norme, mais le temps de chaque séquence, et notamment celles relatées ci-dessus, laisse chaque rebondissement passer dans le spectateur, comme le cinéaste lui-même passe sur cette route, évoquant un célèbre axiome de Jean-Luc Godard : « Un film, ça ne peut pas se dire, ça se vit ». Wang Bing nous offre ainsi la preuve, via l’incarnation de sa démarche porteuse de la caméra, qu’il vit son film, que ce qui est montré à l’écran n’est ni exprimable, ni cognoscible, sinon par ce film même.
FIN
Était évoquée en introduction une séquence située à la cent-quatre-vingt-huitième minute d’« À la folie » où, pareillement à celle de « Ta’ang », Wang Bing suit l’un de ses sujets (ici un homme fou projetant de retourner prochainement à l’asile) au long de la tombée de la nuit, sans que ne soit mentionnée une quelconque destination, laissant paraitre un mouvement tant désintéressé que désespéré, se concluant sur la caméra se stoppant net, laissant le sujet s’enfoncer seul dans l’obscurité. Ce même motif, que l’on associera à celui d’une filature visible et intelligible, où se reflète la démarche et de pair la présence du cinéaste, nous le retrouvons dans la quasi-totalité des œuvres de Wang Bing, dont notamment « Traces » (2014), court-métrage tourné en marge de son unique fiction, « Le Fossé » (2011), où il filme les ossements à l’air libre de ceux qui sont morts dans les campagnes antidroitières de Mao Zedong ; captation retrouvée dans la scène finale des « Âmes Mortes » (2018), comme des reflets se faisant face. Le cinéaste ne cesse donc de constamment contaminer, de varier les formes de ses documentaires, se condamnant à partir, interrompant sa propre vie pour la placer sous le joug de l’immersion au sein de l’incertitude, au point où il laisse ses mouvements instinctifs conduire ses images, suivant les corps sans diriger en aucun cas. Là où son métier consisterait traditionnellement à précéder, Wang Bing suit, mettant en exergue une réalisation tant primitive que performative, le tournage et le récit se voyant déterminés par les mouvements. Ainsi, intervient l’évidente confiance des sujets envers le cinéaste, mais aussi, fait plus singulier, la confiance du cinéaste envers ses sujets. En traversant cet aspect à la manière d’un enjeu central, l’image de Wang Bing s’ouvre au spectateur, comme elle s’ouvre au réel par un mimétisme marcheur ne troublant en aucun cas le déroulement qu’elle capture. Du fait de cette passivité propre au cinéaste, s’insère dans l’image le contexte depuis lequel celle-ci est capturée, accentuant face au spectateur sa véracité, la marche s’imposant formellement comme une emprise humaine sur le réel. « C’est l’artiste qui est véridique, et c’est la photographie qui est menteuse »[21] écrivait Auguste Rodin en 1911, alors que cent ans plus tard Wang Bing incorpore pleinement son être au présent à l’image menteuse. La caméra n’est plus une machine grise, froide et inexpressive, mais un moyen pour le cinéaste de mettre en exergue sa participation, son engagement physique total, évoquant une formule de Lionel Bourg : « Je marche parce que je prends d’assaut l’espace, parce que je m’accapare le terrain, parce que je veux participer à la pulsation du monde. (…) Ainsi la modernité s’accompagne d’une obsession ambulatoire » [22] ; ainsi la caméra donne-t-elle corps aux revendications de son porteur, de la marche pour soi à la marche collective, Wang Bing n’ayant guère le même objectif que ces femmes lorsqu’il marche avec elles.
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le 7 juin 2023
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