Un missionnaire portugais mélancolique, fuyant le douloureux souvenir de sa défunte femme, avance dans les profondeurs de la forêt africaine. Hanté par ce fantôme, il avance vers sa mort : L'explorateur décide d'être dévoré par un crocodile. La créature attrape alors une maladie. La maladie qui rongeait cet homme : la saudade, autrement dit la nostalgie. Nous assistons alors à l'union fantomatique d'un crocodile et de la bien aimé décédée. Soudain nous découvrons que nous ne sommes pas seuls à voir cela : la séquence est en réalité une mise en abyme. Apparaît alors la vision de spectateurs nous faisant face. Nous devenons donc spectateurs de spectateurs de cinéma. Un titre apparaît alors : Paradis Perdu. La scène était un prologue. Un prologue d'un autre temps. Une Afrique fantasmée créée de toute pièce par un imaginaire colonial révolu.
Le cinéaste Miguel Gomes fait appel aux fantômes du cinéma muet. Ainsi nous retrouvons : du noir et blanc, un cadre centripète en majorité fixe concentrant l'action principale, des effets spéciaux d'un autre âge, une musique d'accompagnement au piano, un explorateur dont le spleen n'est pas sans rappeler celui de Buster Keaton et une histoire épurée se rapprochant le plus possible de la fable et du conte. Néanmoins, une chose vient perturber ce dispositif : une voix-off. La voix du réalisateur narrant l'histoire en cours. Puis vient, le dialogue. Celui de l'explorateur amoureux avec le fantôme de sa femme. Et des mouvements de caméras font leurs apparitions. Un Pano-Traveling suivant le héros. Trop moderne pour du cinéma muet d'époque
Quel est donc ce cinéma ? Quel rapport avec le film en lui-même ?
Car le film dans sa première partie, ce Paradis Perdu, change complètement d'orientation, que ce soit par son histoire et son mode de narration (et donc dans sa mise en scène). L'histoire commence alors. On assiste à la vie quotidienne de deux voisines de paliers dans un immeuble à Lisbonne : Pilar (à travers laquelle la caméra va s'attacher) et Aurora. Cette dernière est une vieille dame vivant grâce aux aides de sa fille. Sa seule compagnie : une femme de ménage originaire du Cap Vert. La vie de ces femmes est rythmée par les différentes crises de Aurora. Un jour, celle-ci décède. Avant de mourir, elle avait préalablement envoyé Pilar à la recherche d'un certain Mr. Ventura. Cet homme révèle un secret qu'Aurora aura emporté dans sa tombe : l'histoire d'un amour passionné et interdit.
Gomes dans cette partie adopte alors une mis en scène quasi à l'opposé des canons visuels de son prologue. Bien que le noir et blanc soit bien et toujours présent, le film se rapproche de la chronique réaliste et sociale de ces vieilles femmes dans le Portugal contemporain. Ce qui avait d'enchanteur a disparut laissant place à la rigidité et aux difficultés du monde réel avec ses vrais relations humaines et son environnement austère, sentiment pleinement incarné par la mis en scène. L'histoire de l'explorateur n'était que le fruit d'une pure fiction. Un monde construit par l'imaginaire commun. Un paradis qui nous fait oublier les misères de la réalité. Un paradis perdu, impossible à atteindre. Mais un paradis qui peut être créé mentalement. S'ouvre alors par l'histoire racontée par Mr. Ventura, la deuxième partie portant très bien son nom : Paradis.
Récit d'un amour interdit (un amour tabou), le film renouvelle alors avec les codes esthétiques de son prologue. A première vue du moins... La voix off refait son entrée en scène a travers la narration de Mr. Ventura (Serait-ce la même voix qu'au début ?). Toutefois les voix des personnages disparaissent pour laisser place aux sons de la nature. Le bruit de l'eau, des arbres secoués par le vent, les animaux de la plaine africaine.
Nous ne pouvons certes entendre ce que disent les personnages mais leurs expressions suffisent pour notre compréhension, tel les meilleurs films muets. La voix off donne à Tabou une aura romanesque rappelant encore une fois les vieux films d’antan mais aussi tout une partie de la littérature classique rappelant le traitement qu'utilisait son compatriote Manoel de Oliveira dans son film Val Abraham.
Quel sont les intentions de Tabou ? Nouvelle bouffée nostalgique ou hommage aux Grands comme pouvait l'être The Artist ? Ou expérimentation ?
A travers son prologue, Tabou se montre joueur avec le spectateur. Il joue certes avec le cinéma d’antan mais n'en garde que son ingénuité et sa simplicité. L'arrivé du son ne fait que accentuer le besoin de ressentir. Car c'est bien de cela que la volonté du film : faire ressentir. L'idée est certes d'explorer tel le protagoniste un territoire encore vierge (c'est à dire expérimenter), mais les émotions font partie intégrante du dispositif. L'univers présenté semble naïf dirons nous et l'histoire convenue. Mais arriver à la simplicité n'est ce pas un art noble et difficile ? Le moyen le plus pur d'arriver à l'émotion ? Si le prologue ne laisse pas réellement le spectateur le temps d'être en empathie avec son personnage, il montre cet idéal à atteindre. Un idéal artistique à retrouver. Une naïveté à rétablir. Un Paradis à reconquérir.
Miguel Gomes nostalgique d'une époque révolue ? Aucunement ! Le cinéaste ne veut pas de retour en arrière. Ou alors, tant qu'on y est, accusons le d'être nostalgique de l'époque colonial ! Le monde décrit dans la seconde partie n'a existé que dans notre imaginaire commun. La mise en scène recrée certes des souvenirs, mais ceux ci s'en retrouvent trop magnifiés pour être tout à fait réels. Ils sont un échappatoire à la morne réalité de les personnages et le spectateur même si l'issue en est tragique. Une fois le prologue terminé le film n'aura de cesse d'essayer de retrouver ce paradis. Une fois retrouvé tout prend sens. Et là, le spectateur comprend que ce qu'il voit touche au sublime.