Take Out
6.5
Take Out

Film de Sean Baker et Shih-Ching Tsou (2004)

Take out: Prends et emporte l'humain

Avant de devenir le réalisateur auréolé de la palme d’or à Cannes en 2024 pour Anora, Sean Baker co-réalise avec Tsou Shilh-ching en 2004 un documentaire marxiste et sans concession Take Out sur les désillusions du rêve américain.

L’humain à emporter

Le héros de Take Out Ming est un livreur clandestin chinois, arrivé à New-York par le Canada avant que son enfant ne naisse. Il a cru dans l’espoir de vivre et travailler aux États-Unis suffisamment décemment pour sauver sa femme et son enfant d’un destin précaire. Sean Baker retrace la chute compacte et mate de cette croyance.


Take Out constate la duperie du rêve américain mais surtout montre son envers dur et sans appel : le réel du travail pour ces immigrants illégaux, l’enfoncement dans les rouages du grand écrasement des hommes.


Dans une course contre la montre pour rembourser la dette de ses passeurs, la caméra de Sean Baker suit à la sueur du corps et à la peine du visage le quotidien sordide et accablant de Ming contrebalancé toutefois par la dextérité folle et presque galvanisante des gestes de fabrication des plats à emporter (de la patronne du restaurant, Ma, une héroïne Scorsésienne rugeuse et pas dupe, à la tête de sa petite mafia).


Tout le documentaire, implacable sans être violent, lucide sans être offensif s’immerge, absorbe et métabolise ce processus d’écrasement des êtres, appelés à devenir des têtes sans expression, des personnes sans parole. Il est à la fois terrifiant et drôle que le seul mot que Ming ait retenu de l’anglais c’est" Police" dans une des meilleures scènes du film où il devient la victime de ses propres camarades d’origine.

Dire que l’origine est un non-lieu pour Sean Baker, une sorte d’identité nulle et non avenue, sans passeport, sans validation et qu’il s’agit de la transiter, de la muter et projeter dans l’improvisation des relations tandis que le non-lieu, la marge ont de l’avenir, du temps, de la croissance semblent sans doute le mieux saisir la trajectoire des films de Sean Baker (voir Tangerine, Florida Project, Red Rocket).


C’est toute l’architecture d’une société d’exploitation avec ses cadences viles et implacables (la vitesse et la mécanique avec lesquelles Ma cuisine ses plats) et ses sous-hiérarchies d’aliénations entre membres d’une même communauté que Baker ausculte et donne à voir avec une caméra sans pathos et têtue, chevillée au vélo et aux moues de Ming. La réalisation n’est pas sans rappeler (hasard de calendrier) le magnifique L’histoire de Souleymane de Boris Lojkine.


Mais là où Boris Lojkine fait une fiction et croit encore à la puissance du récit scénaristique et de la fiction sur le vrai pour rédimer son héros, Sean Baker travaille à même le matériau documentaire sur la mort de la fiction et sur l’énergie toujours plus exubérante et véridique de la vraie vie.


La mise en scène de Take Out prend sa force dans la répétition déshumanisante des gestes (donner les repas à emporter aux clients/ subir leur plaintes/ prendre ou ne pas réussir à prendre l’argent ) et dans les allées et venues abattues et mornes de Ming tout en réservant en contrepoint sensible une étude de caractères de la micro-société chinoise immigrée à New-York, la solidarité qui y règne, l’entraide et l’espérance qui pointent.


Cette usure et tristesse sur les joues fermées du jeune chinois, l’absence de considération et l’humiliation qu’il subit de la part des gens (nous autres donc) qui cautionnent ce système consumériste produit un tel sentiment d’authenticité que nous aurions presque l’impression que Sean Baker est cet immigrant illégal, exilé au règne des blockbusters kleenex d’Hollywood et qui travaille de l’intérieur à modifier les dispositifs de fabrication des films.


Sean Baker réussit donc 20 ans avant sa palme d’or le pari d’une critique sociale de l’Amérique « déjà immorale par sa géographie » et d’une peinture humaine affolante de vérité, émouvante et tragique.

VioletteVillard1
8

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le 17 oct. 2024

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