C’est terrifiant, cette page fait peur : elle semble plus grande que moi. C’est pourtant moi qui m’impose que les A4 d’avant chaque vacance soient énormément plus travaillées, en faisant fi des goûts du lectorat. C’est dans cet espace vierge que je suis obligé d’avancer. Mais je ne veux pas bouger, j’aimerais m’arrêter là, arrêter tout, arrêter le temps. Faire du sur-place dans le bonheur actuel comme le fait Tamako Market sans ne jamais avancer vers Tamako Love Story.
Tamako est l’histoire du bonheur éphémère, de la peur du changement, du vertige ressenti face à l’univers. Et pourtant Tamako Market est slice of life moe-blob (la vie mignonne d’un perso mignon sans aventure) avec un perroquet qui parle sans que personne ne se pose de question, et Tamako Love Story n’est pas une histoire d’amour (par contre, là, le perroquet n’y est plus). Tamako n’a rien, absolument rien, pour se démarquer si ce n’est le génie de sa réalisatrice : Naoko Yamada, pour qui c’est presque la première production. Trois ans plus tard elle ébranlera l’industrie avec A Silent Voice, une histoire d’amour et de rédemption entre une sourde et un suicidaire. Six ans plus tard, elle penchera vers l’expérimental avec son plus grand film : Liz to Aoi Tori, s’ouvrant sur cinq minutes de pieds marchant sans dialogue (son cadrage préféré). Naoko Yamada est la spécialiste des langages silencieux et elle communique à travers le slice of life.
Un genre typiquement japonais, minimaliste, ne transportant aucune histoire pour laisser place aux pensées des personnages. Dans Tamako, elle s’empare du genre pour explorer l’importance de l’insignifiant dans l’univers infini. L’anime se focalise sur l’univers d’un personnage : Tamako. Tamako n’est rien. Tamako n’est que la fille d’un marchand. Et pourtant, Tamako est un univers entier. Ce n’est pas parce que chaque jour est insignifiant qu’il mérite d’être oublié. Au contraire, il faudrait se rappeler de tous ces "jours entre", car ce sont eux qui forment notre vie que l’on résume à tort en étapes. La mort de la mère n’est jamais abordée. Seul de très rares “jours entre”, sans importance, avec la mère absente, sont montrés ; jamais de grands moments provoquant un manque ou une mélancolie. Tout comme la musique écrite par le père pour lui déclarer sa flamme à l’époque où il était dans un groupe de rock. Lui, il essaye d’oublier cette étape gênante de sa vie, mais les “jours entre” associés ont façonné son monde : la mère de Tamako a créé un espace entier de son univers et cette musique en est une relique. Une relique insignifiante perdue au milieu de l’univers. Une relique que l’auteur aurait voulu détruire. Mais une relique ayant une valeur infinie pour une famille.
Une fois que l’on remarque que la futilité et l’insignifiance font la valeur de notre vie, il devient inutile de chercher le changement ou le progrès. Il suffirait de bien vivre dans une vie de “jours entre”, immobile comme ce disquaire dont la passion est de faire écouter des vinyles (une gravure du passé) aux deux ou trois rares clients de son café. Immobile comme Tamako qui prendra simplement la succession de la boutique familiale sans plus d’études. On aimerait que rien ne bouge, on aimerait cristalliser ces jours dans les sillons d’un disque plastique. Mais ce n’est qu’une utopie que l’on essaye de préserver tant bien que mal car petit à petit tout s’en va, tout change. Je ne parle pas de grandes choses comme la disparition d’un proche mais, toujours de ces “jours entre”. Le monde avance mais Tamako est immobile, c’est terrifiant. Et pourtant ceux qui avancent au-delà du bord de l’univers, bien que loués par la société, sont d’autant plus saisis par la terreur. « Je pars à l’étranger car si je ne le fais pas, avoir raté cette opportunité me terrifiera toute ma vie, mais actuellement abandonner ma vie me terrifie plus que tout ». Tamako nous montre qu’aucun choix n’est bon, que quoi que l’on fasse, l’avenir terrifie. Que l’on se tienne au bord de l'univers ou que l’on en observe l’extrémité s’éloigner de nous, une partie du monde disparaîtra toujours derrière l’horizon.
À tout ceux qui disent qu’il faut profiter de l’instant présent, Tamako demande comment arrêter le temps. À tout ceux qui disent qu’il faut aller de l’avant, Tamako s’attriste des univers qu’ils laissent derrière eux. À tout ceux qui souffrent pour accomplir de grandes choses, Tamako répond qu’elle est heureuse en vendant du riz. À tout ceux qui mènent une vie insignifiante, Tamako les félicite de leur courage. À tout le monde Tamako montre que nos vies ne sont qu’une somme de tranches de vie futiles formant un univers à l’horizon terrifiant.
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