Dès la scène d'introduction, le sujet captive: après une énumération de distinctions individuelles longue comme le bras, le dialogue entre Tár et l'intervieweur s'enclenche. Déjà le public est éclipsé, ou plutôt il est réduit à une masse informe, sans visage. La discussion avance et devient monologue. Il n'y a plus que Tár à l'écran, jusqu'à ce que le public ne soit à nouveau admis à l'image, le temps de rire pour ponctuer ce monologue.
Cate Blanchett semble planer au-dessus des autres, tout en les écrasant de sa présence. Elle s'impose à ses étudiants et ses collègues la vénèrent. L'état de grâce se fend cependant petit à petit, si bien qu'à un moment on finit par se demander où est passée sa superbe, voir l'actrice elle-même. Paradoxalement, elle semble disparaitre au fur et à mesure que des questions personnelles s'imposent. Plus elle est Lydia, moins elle est Tár. Plus elle joue de son influence, moins elle a de présence; le charisme du personnage, visible pour le spectateur, disparait sous son statut formel, visible pour les personnages dans la diégèse.
Ceci ne passe pas inaperçu, et en tant que spectateur on est pris de l'envie de comprendre ce qui se trame derrière tout ça, on a envie de trouver le chemin de la sortie. Comment la faire revenir au devant de la scène, lui faire retrouver sa splendeur. À tel point qu'on se trouve investi de l'enquête. Est-ce que ce souterrain est un piège? Est-ce que cette violoncelliste lui veut du mal? Je ne sais pas trop si je ne suis pas le seul à m'être posé cette question, puisque finalement personne ne l'adresse. Toujours est-il que j'ai été captivé.
Ce n'est pas pour rien que le film porte le nom de son personnage principal; son sujet n'est pas le pouvoir mais exclusivement ce personnage qui s'efface, découvrant l'extranéité des autres, découvrant l'autre en somme et tentant de se resituer au milieu de ceux qu'elle appelle les robots. Tout ce qui n'est pas sous son emprise est sans âme, elle ne le comprend pas. Du moins pas pendant longtemps.
Cela faisait longtemps qu'un film ne m'avais pas pris à ce point là, d'autant plus pour un film de plus de deux heures et demi. L'année dernière il y avait eu Drive my Car qui m'avait fatigué à la longue, me faisant complètement passer à côté du dernier quart d'heure du film (ça y est, je viens de trouver le titre de cette critique). Ici ça marche.
Sans rentrer dans les détails que déjà je ne me remémore plus très bien, je trouve qu'il y a une vraie intelligence dans le jeu des acteurs, en particulier celui de C. Blanchett évidemment, mais aussi dans l'écriture et la mise en scène en général, ce qui a pour effet de mettre efficacement en avant les relations entre les personnages, au travers du voile, ainsi rendu translucide, du jargon musical. Je n'ai aucune formation en matière de musique et pourtant j'ai su tout comprendre, je pense, du moins rien ne ma paru obscur. Sur ce point je pourrais reprendre Drive my Car, justement, puisque je crois qu'il y avait un enjeu lié à la pièce jouée dans le film (Oncle Vania) mais que tout ce qui y semblait lié était pour moi complètement opaque.
Dernièrement je voudrais dire que la structure du récit, qui ne devient important que vers la fin, (spoiler)
ressemble un petit peu à tout ce qu'on aurait pu attendre de n'importe quel film d'animation Dreamworks: le personnage principal est déchu car il a fauté. C'est après un court exil qu'il se reprend en comprenant ce qui importe pour lui, qu'il rachète sa faute et devient le héros. Ici, pas de retour héroïque, mais un retour à l'essentiel. Nous ne sommes pas dans un film d'animation pour enfants après tout.
La scène dans le salon de massage renvoit à plusieurs choses et clôt une boucle: l'idée étrange du choix des masseuses fait penser que sans doute il s'agit avant tout d'une maison close: pourquoi attacher de l'importance au physique de la prestataire du service? Mais voilà, les masseuses sont arrangées en demi-cercle, comme les musiciens dans un orchestre: le pouvoir de Tár est illustré. Elle avait le pouvoir de choisir ses musicien(ne)s comme elle peut, maintenant, arbitrairement, choisir ses masseuses, ce qui rappelle la scène où elle met la pression à tout le monde pour faire favoriser la jeune Russe pendant une répétition. De plus, la masseuse qui la regarde dans les yeux est la numéro 5, comme la symphonie qu'elle n'a finalement pas pu enregistrer. Or, et cela me semble important même si j'ai mis du temps à m'en rappeler après avoir vu le film, elle dit au début que la 5eme de Mahler est liée à une histoire d'amour florissante et nouvelle, qui, seulement plus tard, deviendra un conflit ouvert. Et cette scène survient dans le film peu après que Tár se soit rappelée aux sentiments qui la motivaient au départ. Il est donc approprié que ce soit cette 5eme symphonie qui vienne l'arrêter dans son élan pervers, finalement.
J'aime cette tendresse qu'on peut avoir pour ses personnages, je pense notamment à la fin de Boogie Nights qui m'avait surpris de la même manière. Ici cela se mélange à de la clémence car ce film aurait pu partir dans une direction toute autre. Il n'en est rien et j'en suis fort content, cela aurait été trop facile.
Bref, merci pour ce moment (je l'écris au premier degré) monsieur Field et madame Blanchett.
Ajout tardif: on a parlé de la similarité Tar-Weinstein: à mon avis il faut plutôt penser à Picasso le minoTar, puisque la figure du labyrinthe est récurrente dans ce film.