TÁR est un film des plus curieux. Il semble dénoncer les abus - sexuels entre autres - commis par les artistes quand ils ont atteint une position de pouvoir, mais il le fait à travers un personnage féminin manipulateur plutôt qu'en représentant le mâle ciblé par les campagnes #MeToo. Il rappelle qu'il convient de ne pas se priver des œuvres de génies parce que l'on considère que l'artiste lui-même a eu des comportements que l'on rejette. Il montre la puissance des réseaux sociaux quand il s'agit de dénoncer et faire cesser ce genre de dérives tout en mettant en avant que les fakes y pullulent. Il prône une démarche avant-gardiste dans l'art à travers le refus du status quo (respecté par ces "robots" dénoncés par "l'héroïne" de cette histoire) tout en représentant l'humiliation ultime de son personnage à travers son obligation pour vivre à cachetonner dans le cinéma pour geeks en Asie.
TÁR commence par le générique de fin. Il prend ensuite de longues minutes à décrire de manière extensive un interview et un cours à l'université, où l'on parle de musique, pour ne nous en faire entendre que beaucoup plus tard. A l'inverse, il accélère ce qui est a priori le sujet et le centre du film, la chute de la perverse narcissique : sabrant des scènes entières, nous privant de contexte, d'explications, nous laissant tâtonner dans le noir, Todd Field nous oblige à recomposer nous-même une réalité qui nous échappera toujours (... et ce faisant, nous prive du confort du jugement péremptoire). Il évacue de son récit tout pathos, toute émotion. Il privilégie des images sombres, des couleurs ternes. Il précipite son héroïne au milieu de cauchemars et son spectateur à travers des scènes de tension ou d'angoisse qui ne présentent pas de sens particulier. TÁR est un film qui ne ressemble à pas grand-chose d'autre, qui impose de véritables épreuves à son spectateur : pourtant, ses plus de deux heures et demie passent comme un souffle.
Ce cinéma-là a beaucoup de choses à nous dire, mais il le fait en nous parlant de tout et son contraire : la manipulatrice est-elle réellement un bourreau ? ses victimes ne sont-elles pas finalement ravies de se faire manipuler ? On touche là à des sujets quasiment tabous de nous jours ! Mais peut-être que le but ultime de Field est bel et bien de ne rien nous dire du tout, en fait.
Certains disent que la grande, belle et surdouée Cate Blanchett, idole lesbienne depuis le Carol de Todd Haines, alors qu'elle, nous semble-t-il, hétérosexuelle, y trouve son meilleur rôle : elle est impressionnante à chaque seconde du film, mais la cruauté et la froideur figurées à ce point sont-elles réellement mémorables ? TÁR est un film sur les violences sexuelles sans sexe ni violence, un film sur la musique idéal pour ceux qui n'aiment pas la musique. C'est un très grand film qui ne fera aimer le cinéma à personne.
On va botter en touche et dire qu'on a affaire à une véritable expérience artistique. Et que Todd Field est décidément un drôle d'oiseau !
[Critique écrite en 2023]