Tout en adaptant scrupuleusement (sauf la fin) l'intrigue de deux récits contre-initiatiques de Tanizaki (Le Tatouage et Le Meurtre d'Otsuya) de "femme-enfant" "avilie", les trois fréquents collaborateurs : Kaneto Shindō au scénario, Yasuzō Masumura à la réalisation et Ayako Wakao dans le premier rôle, réussissent à actualiser le personnage sans y toucher. En déplaçant une séquence de milieu de film en introduction, les paroles orgueilleuses d'Otsuya et le métaphorique tatouage douloureux sur son dos qui lui arrache des gémissements de jouissance rendent impossible de la considérer "femme-enfant" quand la narration reprend chronologiquement.


Dur de la croire quand elle accuse d'un ton assuré le falot apprenti de son père de l'avoir séduite. Otsuya est déjà décidée et au désir assumé. On n'assiste pas à l'habituelle fugue romantique, mais à une fuite consciente du foyer bourgeois vers la luxure. En une très courte ellipse nous ne sommes pas surpris de voir sa coiffure impeccable devenue négligée ni qu'elle abandonne son kimono sombre et serré pour de riches vêtements qui semblent entassés sur elle. Le jeu détaché d'Ayako Wakao, aux traits plus épais que d'habitude, tout d'un bloc en ogresse masochiste débraillée se complaisant dans sa condition de femme vendue, marquée par son agression, fascine. Elle dégage un érotisme fou qui repose entièrement sur son interprétation (… et un peu son physique : peau blanche, lèvres roses et yeux noirs noyés dans des cils fournis) sans dénuder plus que son dos alors qu'une doublure a l'air de traîner sur le plateau.


Masumura —aidé du grand directeur de la photo : Kazuo Miyagawa— positionne cette femme fatale au cœur d'une image inspirée par des périodes aux techniques distinctes de la peinture japonaise.


Après Passion penchant déjà vers l'abstrait, Masumura radicalise sa manière d'adapter Tanizaki. À part la chaleureuse tanière d'Otsuya, le peu de description d'Edo au 19ème siècle dans les romans se matérialise sur pellicule en décors sombres et flous. En intérieurs peu éclairés comme en extérieurs brumeux avec ces deux combats dans la nuit noire : une joute couteau vs parapluie dans les ruelles et une lutte dans un bois marécageux. Cette représentation rappelle les lignes esquissées pour représenter les contours flous du paysage dans la peinture traditionnelle du Japon, ou carrément absent comme dans certaines Ukiyo-e. Utamaro en particulier inspire plusieurs scènes du film.
Qu'elle s'y prélasse ou y soit jetée de force, la geisha est, à la manière de sa petite condition, toujours au sol. Pour autant, elle n’est pas traitée comme son environnement évanescent. La lumière concentrée sur sa peau laiteuse la transforme en force vitale de l'image. À l’opposé des couleurs pâles de l’ukiyo-e, l’influence vient des portraits du 20ème siècle¹ à la chair plus incarnée comme les nus de dos (ou une citation directe) de Saburōsuke Okada, partisan d’une peinture influencée par les techniques européennes en rupture avec l’art traditionnel. Un point commun avec Masumura étudiant en Italie au début des années 50 au moment de l’éclosion du cinéma moderne avec Rosselini.


Le contraste, aussi élevé que celui d’une TV d’exposition, entre la prostituée lumineuse et son entourage morne, frappe. Le décalage fonctionne aussi entre les situations codifiées du Kabuki au décors minimalistes et la vitalité de la femme au langage cru. Comme la scène typique du pont que son agressivité envers le personnage classique de l'amoureux faible fait déraper en scène de domination.
Otsuya, une figure contemporaine dans un monde féodal mourant qu’elle achève de ses mains.


Alors bon Éros et Thanatos c'est un peu éculé maintenant, encore qu'ajouter un aspect masochiste au rape and revenge rend le film unique. Mais là intervient un dernier personnage sinistre, le tatoueur de l’araignée, extirpé des 6 pages de la nouvelle Le Tatouage pour être intégré à la trame de Le Meurtre d’Otsuya. Voyeur toujours présent pour observer les crimes d’Otsuya contre ses ennemis, celui-ci est obsédé par sa “création” qu’il juge maléfique et vampirique alors qu’il s’en nourrit :


stupéfiante dernière image où parmi les cadavres entassés le sang coule du dos d’Otsuya jusqu’à la bouche de l’artiste.


Les propos amers² de Masumura à l'égard de l'actrice suggèrent un parallèle avec le tatoueur. Très à la mode des années 60, la relation spectateur/réalisateur-voyeur est, ici, poussée dans un extrême encore plus pitoyable et impuissant qu'ailleurs face à cette divinité SM.


P.S musical : Une chanson idiote chantée en japonais par des espagnols à la gloire de l'actrice sur les images du film dont LA FIN : https://youtu.be/BIwWZaSHs60 ♫Wakao Ayako-o♪♫
Sinon l'excellente musique du film par Hikaru Hayashi https://youtu.be/b40B9WRjO4c


¹ Bien que de technique traditionnelle Flamme de Shōen Uemura a un motif arachnéen similaire et transmet une personnalité dans cette courtisane.


² Cahiers du cinéma n°224, interview de 1969 :



C’est une femme très égoïste et calculatrice. À un certain moment, elle était pleine de vitalité. Je crois avoir su utiliser son égoïsme et sa vitalité. Ce n’est pas une femme pure, et elle le sait bien. Ce côté vil de la femme, elle a su l’exploiter de manière positive, mais plus maintenant.



et il continue sur deux paragraphes.


La même chose en vidéo https://youtu.be/zBabxcpJl0w

Homdepaille
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le 16 mai 2020

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