Taurus est le second opus d'une tétralogie réalisée par Alexandre Sokourov consacrée pour les trois premiers, à des personnages politiques emblématiques du 20ème siècle, le dernier étant l’adaptation de "Faust" de Goethe. Sokourov s’attache ici à décrire les derniers jours de Lénine, dans le manoir 18ème de Gorki, sa datcha fastueuse, sise dans un vaste parc entre forêt et prairie. Le premier plan, dévoilant la bâtisse littéralement enfouie dans la végétation et la brume, accompagné d’une musique funèbre et d’éclats de tonnerre fascine d’emblée. Marqué par Caspar Friedrich David, et William Turner, Sokourov crée des images de cinéma à l’esthétique unique ; son traitement tout en brume et en une couleur dominante évoque le cinéma muet. La dichotomie entre les images intérieures et celles, extérieures renforce le sentiment claustrophobique qui émane de la chambre, bien que la lumière, derrière les lourds rideaux, cherche à percer. Cette pièce circulaire telle une piste de cirque est la scène de toutes les expressions, dialogues techniques, monologues métaphysiques, parfois délirants, triviaux, parfois non dénués d’humour. Les personnages secondaires s’y fondent. Les extérieurs sont autant d’hommages à la beauté du monde, à sa permanence. L’autre grande réussite du cinéma de Sokourov, c’est l’usage qu’il fait de la bande-son; l’ambiance musicale générale d’ Andreï Sigle, Rachmaninov, une sonate au piano, le timbre des voix, celles qui murmurent, se superposent, beaucoup de rires étouffés les sons des choses qu’il unit avec une grande musicalité… Sokourov dirige dans ce décor un dispositif chorégraphique qui voit se croiser les personnes entourant, de près ou de loin Lénine, au rythme de compositions complexes et virtuoses, portés par une caméra qui ne l’est pas moins. Portes qui s’ouvrent et se ferment, personnages qui épient, couloirs qui se révèlent monumentaux, il y a toujours de multiples points de fuites dans ces plans magistralement cadrés. Et puis Lénine. Diminué, aux comportements erratiques, il crache son mépris du peuple, s’accrochant à un commandement dont il est bel et bien déjà banni, la visite de Staline scellant ce que l’on avait compris dès le début. Une convalescence, certes, mais dont on ne sort pas.
Un grand merci à Thibaut et à Paul, qui m’ont permis de voir, grâce à un coffret Sokourov acheté au Portugal, ce film, difficilement visible en France car n’ayant connu aucune sortie commerciale. (Alors que les trois autres ont connu le sort opposé…)