[Critique à lire après avoir vu le film]

De Taxi Driver à Taxi Téhéran en passant par Ten, la petite voiture jaune a souvent été considérée par les cinéastes comme un bon moyen de figurer la société : toutes sortes de gens s'y succèdent, formant un kaléidoscope que l'on peut orienter à sa guise, suivant le propos qu'on souhaite développer. Stephan Komandarev s'en empare, pour dresser un bilan de son pays, d'une noirceur presque totale. Une critique descriptive s'impose. Longue, donc. Les pressés peuvent sortir.

Prologue

Film sombre, mais structure d'une grande clarté : le plein jour ouvre et ferme le film, entre les deux on ne verra que Sofia de nuit. Au départ de l'intrigue, Misho, un petit entrepreneur aux abois puisqu'on menace de saisir son usine. Un banquier, Popov, doit cautionner une aide qu'il a obtenue de l'Union Européenne. Le rendez-vous que le banquier lui a fixé est donc un peu celui de la dernière chance. Notre homme conduit sa fille à l'école en lui promettant, enfin, un avenir plus rose. L'adolescente ne rêve que d'une chose : faire un séjour en Autriche. L'exil, déjà...

Une lycéenne met Misho en retard, l'ayant supplié de la déposer devant un hôtel, proche du domicile de sa grand-mère malade. Et ses parents alors ? Je vous le donne en mille : ils se sont barrés à l'étranger, selon ses dires en tout cas. Le chauffeur finit par se laisser attendrir. A tort, car il s'avèrera que la jeune fille, qui se transforme diaboliquement à l'arrière, se rend à un rendez-vous pour se prostituer. Et hop, une case de cochée, "prostitution de la jeunesse". La scène est violente, l'adolescente finissant par insulter notre chauffeur qui, vexé, entend la ramener au lycée. Le voilà obligé de la sortir de force de son taxi. L'incident l'a mis en retard.

Popov est un sauveur d'un type très particulier puisqu'il veut bien cautionner l'affaire moyennant un pot-de-vin. Comme notre homme a déposé des plaintes, il faut lui briser les reins : le dessous de table a doublé. Et comme l'impudent ne plie toujours pas, on va lui pourrir la vie : notre Popov menace même de s'en prendre à la fille de Misho, ce qui fait sens par rapport à la scène précédente, celle de la lycéenne qui s'occupe de vieux messieurs. Tu vas cracher au bassinet comme tout le monde, c'est moi qui te le dis.

Bref, tout est fait pour qu'on comprenne le geste désespéré du chauffeur. Notons au passage qu'en Bulgarie le port d'arme n'a pas l'air d'être un gros problème, comme aux Etats-Unis... Résultat, un p'tit coup de sang et c'est le meurtre... Juste après avoir flingué le vilain banquier, notre homme se tire une balle dans la tête.

Fin de l'entrée en matière. Ouch, ça part fort... Le titre apparaît : Taxi Sofia.

A partir de là, la caméra de Komandarev va suivre cinq chauffeurs dans leur ronde de nuit. Cette caméra, lorsqu'elle est embarquée comme un client, est invariablement placée à côté du conducteur, à la place du mort - et de mort il va, en effet, être beaucoup question. Elle épouse donc le point de vue du chauffeur, nous montrant les passagers via des panoramiques avant-arrière. La ville défile sous nos yeux, déprimante au possible : beaucoup de tours, des rues délabrées où clignotent la devanture de commerces d'usure, où des putes s'offrent aux clients. Plus glauque tu meurs, même Kieslowski est battu. L'image est brute, à la manière d'un documentaire. Aucune musique extra-diégétique : le bruit du clignotant qu'on met pour tourner semble être un trait d'union entre les scènes.

En voix off, une radio fait le lien entre nos cinq protagonistes : les réactions des auditeurs au crime qui a été commis dans la journée. Tous ou presque se rangent du côté de Misho : ainsi Komandarev nous montre-t-il le niveau d'exaspération d'une population face à la corruption généralisée et à l'incurie de l'Etat. Toute société qui va mal se cherche des boucs émissaires, on a donc droit aussi au message rageur d'un auditeur mettant la faute sur ses Syriens qui ont envahi le pays et accaparent tout l'argent public. Air connu, chez nous et un peu partout dans le monde.

Chaque course va permettre de montrer un aspect de la décadence dont souffre, selon l'auteur, le pays. Ce caractère un peu didactique pourrait rebuter, et le nihilisme, ici, ne fait pas dans la nuance. Mais les scènes s'enchaînent avec une telle force que ces objections vacillent sous les coups de poing qu'on leur assène. Dont acte.

Pour chacun des chauffeurs, Komandarev nous montre une face chaleureuse et une face dure. Examinons-les un à un.

Le prof de sport

Commençons par le prof de sport, qui arrondit ses fins de mois en conduisant son taxi la nuit - parfois en faisant l'acteur. Il embarque une jeune femme au sourire énigmatique. Il la drague frontalement, a-t-elle un copain ? "En principe", répond-elle mystérieusement à plusieurs reprises. Le chauffeur tente sa chance en réclamant pour paiement "un bisou" avant de préciser qu'il plaisante, non sans tenter de la revoir. Pas très déontologique. Les femmes sont décidément des proies.

Mais notre homme va aussi savoir se montrer généreux, en sauvant un prof de philo sur le point de sauter d'un pont, avec rugosité mais aussi avec beaucoup d'humanité. L'occasion pour Komandarev de cocher la case "désespoir des enseignants" dans une société où le savoir n'a plus la cote, où les profs sont payés une misère, au point d'avoir honte devant leurs enfants.

L'ex-taularde

La seule femme des cinq taxis nous est d'abord montrée sous un jour chaleureux : souriante, elle embarque un chirurgien, qui s'assoit à côté d'elle, la conversation s'engage. L'homme s'apprête à quitter le pays pour s'installer avec son épouse, médecin également, à Hambourg : la case "fuite des cerveaux" est cochée. Il se rend à l'hôpital pour transplanter, à un "boulanger au chômage",... le coeur de notre criminel qui s'est suicidé ! Notre homme est forcément optimiste pour son pays, puisqu'en Bulgarie "tout le monde est optimiste : les pessimistes et les réalistes sont partis". D'ailleurs, il n'y a dans ce pays qu'un choix : "le terminal 1 et le terminal 2" ! L'avenir s'annonce meilleur pour le chirurgien, mais il est toujours difficile de quitter sa patrie : on peut s'y sentir mieux mais "on n'est jamais heureux en exil". Comme gage de nostalgie, cette cigarette qu'on a le droit de fumer dans le taxi, la dernière puisqu'en Allemagne c'est interdit.

Plus tard, notre conductrice charge un homme pressé à l'aéroport. Ce fonctionnaire à Bruxelles se montre arrogant et méprisant : il n'y a pas de pauvres ici, seulement des fainéants. Il s'avèrera être le prof qui a empêché jadis la chauffeure de partir pour Rome, par vengeance puisque celle-ci lui avait refusé ses avances. Case "harcèlement sexuel + abus de pouvoir" cochée... Un refus qui déclencha une descente aux enfers pour la femme, la menant en prison, lui barrant l'accès à la maternité, contrairement à notre harceleur qui, lui, a une fille qui l'appelle justement - Komandarev en fait parfois un peu trop. Comme elle a, elle aussi, un flingue dans sa boîte à gants, on va pouvoir régler les comptes, façon La jeune fille et la mort. Le salopard s'en tirera avec une très très grosse peur, et un pantalon mouillé.

Le magouilleur

Là aussi, il nous est présenté sous un jour sympathique : gai et insouciant. Seulement voilà, il accueille dans son taxi un juriste plutôt réservé, qui lui demande d'abord de couper sa musique, puis de ne pas fumer dans le taxi. Voilà qui énerve notre chauffeur, qui booste artificiellement le compteur. Comme le juriste refuse de payer 13 leva une course qui en vaut 5, ainsi que toute offre de marché frauduleux (récupérer les chaussures des morts !), le voilà agressé par le taximan balèze. En se défendant, le juriste le blesse au crâne, d'une pierre. Ouf, il n'est pas mort, le client soulagé l'emmène à l'hôpital, lieu où décidément convergent les taxis ce soir. Mais le chauffeur à moitié sonné se remet à le menacer, de mort, ce qui fait hésiter le client (qui en tire sur une taffe !). Pas longtemps puisque le blessé vient de rendre l'âme. Exit l'un des cinq.

Le vieux triste

Il charge d'abord un couple bien alcoolisé, un vieux et une jeunette qui glousse bêtement. Pour casser l'ambiance, le chauffeur lance qu'il vient de perdre son fils. Mais cela n'émeut guère les deux tourtereaux ("c'est triste, mais la vie continue"). Coup de fil de la femme du client. Celui-ci donne calmement le change, on le sent rôdé, mais sa maîtresse fait échouer le stratagème en hurlant puisque le taxi manque de rentrer dans un tram qui passe. Savoureux.

Plus tard, c'est trois jeunes qu'il embarque. Eux aussi bien éméchés et bien gais. Blagues salaces à gogo. La mort du fils ne leur fait pas plus d'effet. Les jeunes le forcent à prendre un sens interdit, se moquent de lui, ne le paient finalement que par pitié. C'est l'indifférence et l'arrogance d'une certaine jeunesse qui est pointée du doigt avec ce taxi-là.

Indifférence qui pousse notre vieux à se confier à un chien, à qui il offre le bout de pizza qu'il vient d'acheter. La scène est touchante.

Le prêtre

Enfin, le prêtre, qui lui aussi arrondit ses fins de mois la nuit. Qui vient-il chercher, dans l'une de ces tours invariablement grises dont l'intérieur est totalement délabré (à l'image du pays, on l'a compris) ? Contraint de monter à pied puisque l'ascenseur, évidemment, ne fonctionne pas, il trouve notre boulanger malade du coeur. Ce coeur qu'on va lui transplanter, comme il faudrait le faire pour... la Bulgarie, ainsi que l'avait dit la conductrice au chirurgien.

Le prêtre est aidant, compréhensif, mais il ne va pas tarder à tenter de convertir le pauvre boulanger au bout du rouleau (à pâtisserie). Cela nous vaut, en réponse, une tirade assez convenue sur Dieu qui a déserté le pays "en même temps qu'un tiers de la population". Et une réplique du prêtre tout aussi convenue du religieux sur Dieu qui, seul, peut nous aider. Le malade est laissé devant l'hôpital, celui-là même où se rendait le chirurgien. La boucle est bouclée. Ou presque : un ultime plan-séquence nous montre la fille de Misho qui se rend au lycée sous la neige, d’un blanc éclatant qui contraste avec le noyau nocturne du film. La vie continue...

Ce n'est pas un hasard si le film s'achève quasiment sur l'homme de Dieu, qui figure d'ailleurs sur l'affiche, regardant le ciel : l'excellent site iletaitunefoislecinema suggère une interprétation religieuse de ce Taxi Sofia. Les chauffeurs sont à la fois les confesseurs et les juges de la société bulgare dans ce qu'elle est devenue. Dieu a-t-il déserté la Bulgarie ? Que pense-t-il de ce qui s'y vit ? Ou plutôt de ce qui ne s'y vit plus puisque le pays, nous dit l'un des personnages, n'est plus qu'un cadavre ?

Le Dieu de Komandarev se montre tour à tour colérique (vis-à-vis de la jeune fille qui se prostitue), compréhensif (par la voix des auditeurs, qui jugent Misho plus victime que coupable), sauveur (du candidat au suicide, qui trouve dans le chauffeur du taxi un ange-gardien), punisseur (le vilain magouilleur qui ne survit pas, le fonctionnaire européen à qui est administré une belle leçon), réconfortant (le chien comme oreille compatissante de Dieu !), thaumaturge (du transplanté). Komandarev, dont l'ultime chauffeur serait l'alter ego, attribue-t-il les maux du pays à sa désertion de toute foi ? "Si Dieu n'existe pas, tout est permis", écrivait déjà un autre homme de l'Est, l'immense Dostoïevski. Le film de Komandarev semble le confirmer, tragiquement et lugubrement.

7,5

Jduvi
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le 12 oct. 2022

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