Tehachapi
7.3
Tehachapi

Documentaire de JR (2023)

Le documentaire réalisé par JR nous conduit dans une prison américaine exponentielle : très haute sécurité, peines à perpét’, ultra violence. Quand en France on construit des prisons en périphérie des villes, aux États-Unis c’est au creux du désert : Tehachapi se situe dans l'État de Californie, au cœur d’une chaîne de montagnes qui relie terres arides et vallée.

L’artiste JR, que l’on reconnaît à sa silhouette élancée, ses lunettes fumées, son feutre noir et son sourire bright (une apparence qu’il s’est créée pour ne pas être reconnu, au temps de ses performances illégales) et que l’on connaît pour ses portraits surdimensionnés de femmes et d’hommes qui reprennent le pouvoir sur le patrimoine (au Panthéon), les régions (« Visages, Villages » avec Agnès Varda) ou l’urbanité aliénante (le béton ambiant), des portraits-chroniques du monde de la taille des murailles les plus élevées qui divisent, a obtenu l’autorisation de créer une fresque hors norme avec un groupe de 48 détenus de stade 4 à Tehachapi.

Stade 4, c’est la prison dans la prison, l’encagement des prisonniers les plus barbares, que la prison a rendu bestiaux.Tehachapi : la fresqueSi la prison déshumanise et infantilise en France, elle réduit à l’état de prédateurs aux États-Unis.


C’est le cas de Kevin W., l’un des protagonistes de ce groupe de codétenus volontaires pour la création artistique éphémère imaginée par JR.  Tehachapi a fait de lui un être sanguinaire et pour s’affirmer comme tel, lui qui a passé 14 ans dans une cage en fer à barreaux ouverts au soleil blanc sans pitié et aux regards de ses congénères à la manière d’une bête féroce, il s’est tatoué une croix gammée sur la joue, juste au-dessous de ses yeux bleus et de ses cheveux blonds. Il n’est pas le seul à s’être endurci à Tehachapi au point de rejoindre un gang suprémaciste et son corollaire : haine, alcool, drogue, sang, ambiance skinhead revendiquée.


Quelle est l’intention de JR ? Réaliser une photo en noir et blanc de la taille du terrain de sport de Tehachapi, en 338 lais de papier collés au sol, tous ensemble : JR et son équipe, les détenus et les surveillants, avec les visages de ces hommes désocialisés depuis leur adolescence pour la plupart des cas, qui regardent vers le ciel. Tout en haut, là où l’espoir existe encore. Un projet collectif où tous ont un rôle à jouer et où l’égalité s’impose. JR décline la photo géante en une appli. Depuis son téléphone, depuis l’extérieur, il devient possible de cliquer sur l’une de ces figures où soudain, la lumière semble repeindre les ténèbres et révéler cette once d’humanité encore présente quoique enfouie, une lueur au fond de l’iris, un geste attachant du bras, une paupière fermée qui prie avec ardeur, cliquer donc, pour écouter l’histoire de ces hommes. Des bonhommes qu’on a fini par persuader qu’ils ne possédaient pas de valeur. Des hommes pourtant affectés de constater qu’ils ne peuvent être présents auprès d’une petite fille ou d’une mère au moment où elle aurait besoin d’eux. Des hommes qui pleurent à l’intérieur de leur corps, plus coriace qu’une carapace d’os et de kératine.


On suit Kevin jusqu’à sa libération, jusqu’au moment symbolique où il décide de se faire enlever son tatouage nazi. Or, il se trouve que la femme qui va s’occuper de lui, la docteure P., qui manie le laser comme Kevin le couteau autrefois, est juive. La réalité sera toujours plus forte.


Comment ne pas me souvenir…Il y a quelques années, j’ai eu l’autorisation d’animer (une première en France, comme pour JR aux States, toutes proportions gardées), un atelier d’écriture de scénario pendant un an, avec un groupe mixte de 5 détenus, dans une prison de haute sécurité et de longues peines. Mon sujet : l’infanticide. J’espérais me retrouver avec des meurtriers pour comprendre la mécanique du passage à l’acte d’un père envers sa fille et son fils, d’un homme féminicide, d'un lâche et d'un meurtrier de l'intime, mais de masse. Très vite cela n’avait plus d’importance. On était devenus 5 coauteurs d’une fiction, à partir d’une histoire vraie et d’un fait de société dont ces détenus auraient pu être à l’origine. Pour appuyer le propos et confronter les points de vue, j’ai fait intervenir une commissaire divisionnaire, un prêtre, un journaliste de faits divers. De cette prison, moi, d’origine arménienne, je suis ressortie avec l’un des détenus qui était libéré cette année-là après 13 années d’encellulement, seul. Il n’avait aucune perspective, à sa libération. Aucune famille, ni amis, tout le monde l’avait oublié ou écarté en tout conscience. Sa sentence, c’est une vieille femme arménienne qui la lui avait prononcée, et quand le maillet avait résonné aux Assises spéciales, il s’était évanoui : il venait d’en prendre pour 17 ans à 40 ans. Les premiers temps de sa liberté, quand on marchait dans la rue, il se croyait sur une planète inconnue où les gens se parlaient tout seuls quand ils ne parlaient pas à leur téléphone. Il n’y avait plus un regard des uns pour les autres. Il ne réussissait pas à ouvrir la porte d’un magasin et d’en franchir le seuil, dire bonjour, se présenter autrement qu’en épelant nom-prénom dans cet ordre et de cette manière mécanique, quand il n'avait pas le réflexe de donner son numéro de geôlier devenu son identité (bientôt, ce serait peut-être un QR code). C’est presque s’il ne se rabaissait pas pour une fouille au corps devenue routinière. Il n’y avait plus aucun équilibre entre lui et les autres, entre lui et moi, moi « la meuf qui trace », ancrée dans la ville et son tourbillon. 


Kevin et les autres, ceux qui auront la chance de recouvrer la liberté et la société, on leur apprend cela, on les prévient, à Tehachapi, du décalage et des incompréhensions qui les attendent, de la somme d’exclusion qu’il leur reste à vivre dehors. On les encourage aussi à cultiver leur force : avoir su évoluer et se remettre en question, passer du stade 4 au premier stade avant la liberté, s’émerveiller pour une orange, prendre du plaisir à s’asseoir sur un banc dans un parc, cultiver ce luxe inouï de n’attendre personne et de n’avoir aucun agenda.  


JR est revenu plusieurs fois à Tehachapi alors qu’il avait accepté à reculons de s’y rendre la première fois en 2019. Il a créé une dynamique incroyable, un élan qui a réveillé ces hommes avec lesquels il a conçu d’autres projets en coopération. Il a rehaussé en eux leur humanité et leur estime, poli leur tendresse enfantine. Il leur a proposé l’expression artistique pour leur permettre de trouver leur place dans la société. Il leur a aussi proposé un lien d’amitié aussi inattendu que durable. JR continue d’être disponible pour ces mecs qui ont élargi son univers autant que lui le leur. Tous les moyens ont été bons : la photographie, l’audio, l’écriture épistolaire messagère qui relie les uns et les autres et le rêve qui se concrétise.  


À l’origine, il y a toujours une rencontre. Ce film pose une question importante. Et si on avait davantage à apprendre des autres ? En particulier de ceux qu’on décentre et qu’on isole quand ils deviennent gênants, révélant peut-être certains de nos penchants ou de nos distorsions intérieures, ceux-là qu'on dit marginaux, les immigrés, les reclus, les autistes, les artistes. Quelles sortes de peur font-ils naître en nous ? Pourquoi persiste-t-on à écarter ceux-là, qui sont déjà remisés aux oubliettes, quand tout à côté de nous, en catimini, bien souvent, rôde le mal dans une vie qu'on croit normale. 


Pour en savoir plus sur le projet et accéder aux histoires des participants, l'application « JR: murals » est disponible gratuitement sur iPhone et Android.

Isabelle-K
8
Écrit par

Créée

le 29 sept. 2024

Critique lue 9 fois

Isabelle K

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