(sap uo) Ésope reste ici et se repose (ou pas)

Avec Tenet (2020), Christopher Nolan nous propose des imbroglios temporels en cascade, avec une mécanique un peu particulière : pouvoir envoyer des objets (et des hommes) à contre courant du temps en "inversant leur entropie". Par exemple : si notre protagoniste est inversé, il verra tout le monde autour de lui avancer à reculons (vers le futur) et le monde le verra également avancer à reculons (vers le passé).


(Désolé à l'avance pour la longueur de cette critique. Dès qu'il s'agit d'expliquer des voyages dans le temps, ça prend de la place.)


Il y a donc là un potentiel certain pour des visuels spectaculaires, pour un mind-fuck assuré... mais aussi pour un scénario façon gruyère. Pour réussir le film, il fallait donc entre autres deux choses : (1) être sacrément pédagogique sur sa mécanique centrale et sur son histoire, et (2) avoir établi des règles en béton sous peine de voir son histoire s'écrouler comme un château de cartes.


Malheureusement, Nolan échoue franchement sur ces deux points.


1) Le film est abscons, encore plus qu'Interstellar (2014), Memento (2000) ou bien évidemment Inception (2010). Souvent trop abscons pour être efficace. Pendant tout le premier acte du film (jusqu'à la première rencontre avec Priya), j'ai lutté pour comprendre quoi que ce soit. Le spectateur en sait moins que le protagoniste, qui ne sait lui-même pas grand chose. Nolan ne prend pas vraiment le temps de se poser, d'expliquer les bases. On remarquera d'ailleurs que notre protagoniste n'a pas de nom. Idem sur la grande scène d'action finale, confuse à souhait avec quinze mille barbouzes identiques (on a les bleus et les rouges, mais honnêtement leur petit brassard est pas évident à repérer) et surtout entrecoupée par l'action située sur le yacht, ce qui rend l'ensemble beaucoup trop compliqué.
Et quand Nolan fait l'effort d'expliquer, il ne le fait qu'à moitié. Quand le side-kick du protagoniste, Neil, explique le concept du film par une phrase bullshit sur les positrons "parce qu'il a un master en physique", mon âme de physicien s'est bien marrée. Idem sur le paradoxe du grand père, dont on nous dit qu'on n'a pas besoin de s'en préoccuper parce qu'impossible, mais qui est quand même au coeur du plan des méchants. Allez savoir. Une scientifique random nous dira d'ailleurs une phrase du genre : "N'essayez pas de comprendre, essayez de ressentir". C'est là que j'ai compris que le film sentait le pâté et que Nolan lui-même ne devait pas vraiment maîtriser son sujet.


2) Car oui, Nolan ne maîtrise pas son histoire dans voyage dans le temps. Tenet est truffé d'incohérences petites et grandes, dont je donne quelques exemples en zone spoiler.


Niveau causalité : Le protagoniste s'engage lui-même dans le futur. Il s'engage parce qu'il se souvient de Tenet, car il en a fait partie lui-même, car il s'est engagé lui-même dans le futur. C'est un paradoxe de causalité, une boucle, une sorte d'anti-paradoxe du grand père, d'ailleurs à la base du film Predestination (2014) qui ne m'avait que moyennement convaincu.


Le paradoxe du grand-père, d'ailleurs, existe à au moins un moment dans le film. Durant la course-poursuite en voiture, le protagoniste, allant vers le passé, récupère une voiture près du tourniquet, qui finit en fumée. Hors, cela se déroule logiquement avant qu'il ait récupéré la voiture, donc comment a-t-il pu la récupérer si elle est en miettes ? D'ailleurs, cette voiture, est-elle inversée ou non ? Elle n'est jamais passée par le tourniquet et pourtant le protagoniste allant vers le futur la verra rembobiner son accident. Ça ne tient pas debout.


Et des détails comme ça, il y en a plein. Quand sont apparus les impacts des balles inversées ? La vitre à Oslo n'a pas été construite directement avec les impacts. Pourtant, ils sont bien présents quand le protagoniste entre dans la pièce. Idem pour ceux de la voiture ou de l'opéra. Comment exactement l'Oppenheimer du futur s'y est pris pour cacher l'algorithme chez "les 9 puissances nucléaires" ? Sans compter les fois où Nolan contredit ses propres règles. Par exemple l'explosion du moteur d'avion propulse le protagoniste inversé par une porte. Or, de son point de vue, l'explosion doit être inversée et le moteur doit se reconstituer sous ses yeux, à la rigueur l'aspirant et non le repoussant (et le repoussant dans la version qui va vers l'avenir). Nolan a inversé les points de vue !


Tenet ne tient certes pas debout, mais je comprend ce que Nolan a voulu faire. L'idée, très élégante, est de présenter une action palindromique, qui puisse se comprendre indifféremment d'avant en arrière... comme son titre. Un Memento (2010) poussé un cran plus loin. Et quand ça marche, c'est très gratifiant. Personnellement, le milieu du film m'a bien plu, en gros d'Oslo à Oslo. La scène de l'interrogatoire par Sator est plutôt pédagogique, et la course-poursuite en voiture d'abord vers le futur et ensuite vers le passé fonctionne bien pour expliquer la stratégie de l'étau temporel. D'autant plus que techniquement, Nolan reste impeccable, et ses acteurs aussi.


Bref, si je n'ai pas passé un mauvais moment devant Tenet et son ambition intéressante, le film tombe dans un entre-deux malheureux, où si l'on ne réfléchit pas on ne comprend rien, et si l'on réfléchit trop on se rend compte qu'il ne fonctionne pas. Dans les deux cas, Tenet apparaît tout à coup comme mal maîtrisé et très prétentieux. Quoi qu'en diront les fanboys de Nolan.


Palindrome du titre emprunté à Jacques Capelovici. Merci internet.

Bastral
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le 8 sept. 2020

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