Avec un tel sujet, deux approches sont possibles. La première est pédagogique : expliquer les circonstances politiques et sociales, les tenants et les aboutissants d'un tel carnage et comment il a été perpétré, mettre en exergue la corruption des gouvernements et l'impossibilité pour les victimes de s'exprimer. Approche forcément un peu lourdingue et didactique sur laquelle le film a l'intelligence de ne pas trop s'étendre. Un intertitre au début du film et quelques entretiens tout au plus.

L'approche proposée par le film est, en revanche, plutôt fascinante : aller parler aux bourreaux eux-mêmes. Le film a donc l'intelligence de filmer à hauteur d'assassin, ici trois anciens militaires qui préparent même un film de fiction sur le sujet. Le dispositif qui mêle réalité et fiction, on le comprend assez vite, est assez kiarostamien. Et c'est sans aucun doute ce qui a fait hurler un certain Werner Herzog au génie. Et il y a une part de Herzog documentariste dans le film de Oppenheimer, on retrouve cette neutralité, d'apparence, du documentariste qui semble s'effacer devant son sujet pour laisser librement parler les images et avec elles leur ambiguïté.
Evidemment, comme chez Herzog, cette neutralité n'est qu'une façade et la structure, le découpage et le montage sont autant d'armes idéologiques pour le documentariste.

Mais revenons au film. Les tueurs sont invités à revenir sur les événements qu'ils ont commis. Cependant, il y a aussi une dimension plus humaine dans ce Act of Killing, où Oppenheimer et Cynn continuent à filmer leurs assassins dans les actions anodines de leur quotidien : on voit ainsi Anwar Congo (l'un des responsables de l'extermination des communistes en 1965) et ses collègues pêcher, se balader dans des centres commerciaux, parler de leurs films préférés ...etc. Et cette dimension participe aussi au portrait de ces bourreaux.

Le film tend à dépeindre, et c'est aussi surprenant qu'original, non pas des sadiques assoiffés de sang, mais de véritables imbéciles. Nos trois assassins ne sont en définitive qu'une bande d'abrutis écervelés, lobotomisés par les films de gangsters américains de série B qui, nous disent-ils, les ont inspiré dans leurs méthodes de tuerie et de torture. Les décapitations, les étranglements, et autres meurtres d'enfants de communistes sont autant de meurtres spectaculaires, tout droit sortis des films américains sur le crime organisé.

Mais le film, et c'est aussi sa force, évite ici ce qui pourrait ressembler à une bête et cynique diabolisation du cinéma, ou de la puissance dangereuse des images cinématographiques. Il souligne véritablement (parfois de manière lourde d'ailleurs) que nos trois compères ne sont que des cons en quête de célébrité et de reconnaissance.

Pendant tout le film, ceux-ci se mettent en scène, plus qu'ils ne mettent en scène leurs exactions. D'abord devant la caméra de Oppenheimer où Congo et ses potes aiment se décrire comme des gangsters puissants. Congo semble porter un soin particulier à son apparence physique, n'hésitant pas à se teindre les cheveux, et Adi avoue qu'il irait volontiers devant le tribunal international pour y être jugé, puisque ça le rendrait célèbre aux yeux du monde entier. Mais également devant leur propre caméra puisque, dans les saynettes filmesques qu'ils tournent, nos compères sont transfigurés en bandits américains (chapeaux, costards trois pièces) et tiennent les rôles principaux.

La première scène du documentaire est d'ailleurs éloquente : on y voit les assassins jouer une des scènes de leur future film, dans une esthétique kitsch vaguement onirique et franchement nanardesque. Congo et ses amis, ne sont que des acteurs et ils le restent même devant la caméra de Oppenheimer (le remords que semble afficher Congo que l'on devine sinon totalement factice, du moins calibré pour la caméra de Oppenheimer).

Cela dit, Oppenheimer ne vilipende jamais les bourreaux qu'il filme, puisqu'il continue à les suivre dans la trivialité de leur quotidien, dans leurs redites et leurs répétitions. Et ceci alors même que le dispositif du documentaire semble épuisé et le message compris. Et c'est d'ailleurs l'un des principaux reproches que l'on peut formuler au film : il est trop long et se répète.
Nwazayte
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le 29 déc. 2013

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