The Age of Success est une satire de l'ultra-capitalisme coréen de (déjà !!!) 1988, s'inscrivant dans la lignée de Wall Street (Oliver Stone, 1987) et de la série culte, mais trop en avance sur son temps, Profit (8 épisodes, David Greenwalt, John McNamara, 1996). Comédie, qui marque les débuts du renouveau du genre à la fin des années 1980 et au début des années 1990, elle n’est pas seulement remarquable pour son époque, mais conserve aussi une pertinence saisissante dans l'économie mondiale ultralibérale contemporaine.

Réalisé par Jang Sun-woo, l’un des meilleurs cinéastes coréens de la fin des années 1980 / des années 1990, elle s'inscrit dans la tradition des comédies anarchistes comme Declaration of Fools (Lee Jang-ho, 1984) et Hunting of Fools (aka Hunting for Idiots, Kim Ki-young, 1984), qui s'appuient sur l'art théâtral satirique, le « Madanggeuk ». Ce dernier met généralement en scène des personnages pauvres et / ou issus des classes populaires, qui se moquent des riches et de la société tout en abolissant la frontière entre la scène et la salle.

Satire incroyable, Jang Sun-woo a tout de même avoué ne pas pu concrétiser pleinement son projet initial en partie en raison de la censure de l’époque, mais aussi parce qu’il était sous étroite surveillance des autorités en raison de sa participation à des manifestations étudiantes contre le régime au début des années 1980, ce qui lui a valu une peine d'un an de prison. De plus, son producteur, Hwang Ki-seong, a imposé de nombreux changements au projet – et dont notamment la fin…

Mais voyons tout cela d’un peu plus près :

A la base, la comédie a été largement ignorée par le cinéma coréen jusqu'aux années 1950, à l'exception d'une tentative malheureuse en 1925 avec le film Fool (Lee Phil-woo), adaptation du tout premier manwha (bande dessinée coréenne), Les vains efforts d'un idiot de Noh Su-hyeong. L’échec de ce film et l'absence générale de la comédie dans le cinéma coréen jusqu'aux années 1950 s'expliquent en partie par l'absence relative de la culture du cirque en Corée, qui était aux origines du cinéma burlesque américain et par la difficile période de l’occupation japonaise, qui favorisent les mélodrames.

Dans les années 1950, la comédie commence à faire son apparition dans le cinéma coréen avec la sortie simultanée de deux films : Le Jour où elle s’est mariée (Lee Byung-il, 1956) et Hyperbola of Youth (Han Hyung-mo, 1956) les 11 et 12 février 1957. Le Jour où elle s’est mariée est le premier film coréen à remporter une récompense lors d'un festival international, le prix de la meilleure comédie au 4ème Festival du Film Asiatique. Cette reconnaissance est une source de fierté pour la nation coréenne, qui est complexée par son retard cinématographique technologique et elle permet la consécration d’un genre jusque-là ignoré par le public. Le succès de ce film conduit à une série de comédies tout au long des années 1950 et 1960, qui représentent jusqu'à 12% de la production annuelle ; l'humour infiltre également d'autres genres cinématographiques, tels que les comédies musicales, les mélodrames familiaux, les films historiques et fantastiques et même des films éducatifs.

Dans les années 1970, le renforcement de la censure sous le régime Park entraîne une importante migration des humoristes vers la télévision. La comédie devient indissociable du petit écran, mais connait sa période la plus sombre au cinéma, avec moins d’une centaine de films produits entre 1970 et 1990.

La comédie connait un renouveau important au moment de la transition vers la démocratisation et la rapide croissance économique de la Corée du Sud à la fin des années 1980 avec notamment Seoul Jesus de Jang Sun-woo en 1986. Elle raconte la folle odyssée d'un homme échappé d'un asile, qui essaie de sauver Séoul du Jugement dernier en se prenant pour Jésus. Le film est un échec, en grande partie en raison de la pression exercée par de nombreuses associations catholiques. Elles ont réussi à faire modifier le titre en « Seoul Emperor » et à limiter la sortie en salle, ce qui a compliqué la possibilité pour le réalisateur d'enchaîner avec un nouveau projet.

Né en 1952 sous le nom de Jang Man-cheol, Jang Sun-woo était étudiant en anthropologie et membre du Yala Castle, l'un des premiers ciné-clubs des années 1970. Plus tard, il rejoint une troupe de théâtre qui joue un rôle-clé dans le développement du « Madanggeuk », une forme artistique cherchant à abolir les frontières entre la scène et le public en impliquant activement les spectateurs. Cet art théâtral, mêlant danses de masque, pansori, rituels chamaniques et sketches comiques, mettait généralement en scène des personnages issus des classes populaires se moquant du régime (militaire) en place. Cette critique sociale, en plus de sa participation à des nombreuses manifestation étudiantes, conduit à l'arrestation de Jang Sun-woo et à sa condamnation à une peine d'un an de prison en 1980.

Pendant son incarcération, Jang Sun-woo réfléchit à la manière d'atteindre un public plus large en rêvant de fusionner le Madanggeuk avec le cinéma. Au cours des premières années des années 1980, il se forge une réputation en tant que critique de films et auteur de textes et ouvrages appréciés par les cinéphiles. Il rédige également cinq scénarii, parmi lesquels deux deviendront ses premiers longs-métrages, tandis qu'un autre sera adapté pour la télévision.

Après l'échec de son premier film, Jesus Seoul / Emperor, Jang Sun-woo fait la rencontre du producteur Hwang Ki-seong. Celui-ci s'est forgé une réputation en profitant de l'autorisation d'ouvrir des sociétés de production privées dans les années 1980, lançant ainsi un studio portant fièrement son propre nom, à l'image de Shin Films de Shin Sang-ok, dont il avait été l'assistant pendant de nombreuses années. Convaincu que l'art peut être lucratif, Hwang Ki-seong cherche à produire de nouveaux talents en dehors des circuits plus traditionnels et commerciaux. Il est ainsi à l'origine de blockbusters tels que Le Chasseur des Baleines 1 & 2 (Bae Chang-ho, 1983/84) et plusieurs longs-métrages de Park Chul-soo, futur réalisateur de 301/302 (1995).

Initialement, Jang Sun-woo était censé réaliser You My Rose Mellow, mais les manifestations démocratiques de juin 1987, qui ont exacerbé la situation politique, ont incité le producteur Hwang Ki-seong à confier le projet à Park Chul-soo, en raison du passé de Jang Sun-woo. Cela s'est finalement révélé être un mal pour un bien, car le succès retentissant de ce film a facilité l'obtention des financements nécessaires pour The Age of Success, qui constituait un budget assez conséquent pour une production indépendante à l'époque.

The Age of Success fait partie des cinq scénarii rédigés par Jang Sun-woo dès 1985. Inspirée du mouvement Madanggeuk, l'histoire implique une fois de plus une personne aliénée dans la société coréenne de l'époque, à savoir un jeune homme issu d'un milieu défavorisé. Ce protagoniste exploite la situation économique pour tenter de gravir rapidement les échelons sociaux par tous les moyens. Les leitmotivs du personnage principal sont : « La pauvreté est pathétique », « L'amour, la pitié et la miséricorde sont réservés à ceux qui n'ont aucun pouvoir », « L'essentiel est d'être fort, de gagner, de réussir, de posséder et de dominer. C'est mon seul bonheur » et « Seul le succès peut vous libérer ».

Pas facile de s'attacher à un personnage aussi antipathique, prêt à exploiter les autres pour mieux les écraser et assurer son propre succès. Pourtant, Jang Sun-woo réussit le pari difficile de susciter le désir de réussite pour cet opportuniste capitaliste parfait, allant même jusqu'à inspirer une certaine pitié lors de sa chute spectaculaire. Il y aura bien une rédemption du héros, mais face à un adversaire aussi redoutable que l'ultra-capitalisme, aucun salut ne semble possible.

The Age of Success se présente ainsi comme un portrait acerbe et extrêmement satisfaisant de la société coréenne des années 1980, une réalité qui n'a malheureusement pas connu d'améliorations depuis et est même devenue un phénomène mondial. Cette comédie peut sembler datée, que ce soit au niveau des vêtements et des coiffures ou des mignons « effets spéciaux » des clips publicitaires, mais elle n'a en rien perdu de sa pertinence sur le fond.

Pourtant, Jang Sun-woo reconnaît lui-même qu'il n'a pas pu concrétiser pleinement son projet initial. Il a dû faire quelques ajustements pour satisfaire à la censure, et surtout, il a dû adoucir de nombreuses scènes en raison des nombreuses interventions de son producteur Hwang Ki-seong. Ce dernier a quelque peu restreint les ambitions artistiques de Jang Sun-woo, en particulier en ce qui concerne plusieurs séquences directement inspirées du Madanggeuk, qui avaient pour objectif d'abolir davantage les frontières entre l'écran et les spectateurs, avec des apartés du héros face caméra et directement à l’attention des spectateurs. La séquence finale était également beaucoup plus ambitieuse dans le scénario originale.

The Age of Success n’en demeure pas moins un classique instantané. Et la suite de la carrière de Jang Sun-woo, sans la collaboration de Hwang Ki-seong, s'avère encore plus passionnante, dans les genres les plus variés.

Texte reprenant des extraits de mon ouvrage HALLYUWOOD – LE CINEMA COREEN et de ma page FaceBook éponyme.

Créée

le 15 déc. 2023

Critique lue 17 fois

1 j'aime

4 commentaires

Critique lue 17 fois

1
4

D'autres avis sur The Age of Success

The Age of Success
Nemausos
9

Critique de The Age of Success par Nemausos

Jang Sun-woo est un réalisateur resté relativement obscur à l'extérieur de son pays natal, dont la filmographie se partage entre drames engagés et oeuvres expérimentales. The Age of Success est...

le 28 août 2022

1 j'aime

The Age of Success
Serge-mx
6

Marketing coréen

Au premier degré, ce film est imbuvable. Au second degré, il se voit comme une parodie du marketing coréen copié sur les campagnes de promotion des ventes américaines... A une parenté avec Le parfum...

le 6 mai 2023

Du même critique

Decision to Leave
Bastian_Meiresonne
6

Beauté (plastique) fatale

Même si Park Chan-wook revient (un peu) aux bases de son cinéma, on le retrouve à son niveau habituel : la forme prime sur le fond, la machinerie est bien huilée, c’est beau, c’est inventif (dans sa...

le 26 mai 2022

30 j'aime

Ça tourne à Séoul ! Cobweb
Bastian_Meiresonne
9

Toile de Maître(s)

Ça tourne à Séoul, dixième long-métrage de Kim Jee-woon (J’ai rencontré le Diable) signe le retour du réalisateur à la comédie pour la première fois depuis les débuts de sa carrière. Cette satire sur...

le 27 oct. 2023

24 j'aime

8

The Strangers
Bastian_Meiresonne
8

Cause à effets

SPOILER – LECTURE DU FILM ATTENTION – ne lisez SURTOUT pas cette « lecture » du film avant de l’avoir vu. Ceci est une interprétation toute personnelle – je n’impose aucune lecture à aucun film,...

le 2 juin 2016

19 j'aime

4