Une bien longue attente. Il aura fallu s'armer de patience pour découvrir cet inclassable qui a fait beaucoup de bruit sur la Croisette. Un comble pour un film muet. Un genre oublié peut-il renaitre de ces cendres ? C'est en tout cas le pari fou de Michel Hazanavicius, venu présenter hier soir, pour une dernière avant-première, un film à nul autre pareil. Une audace qui mérite que l'on s'y attarde. Malgré une appréhension sous-jacente, l'impatience a fait place à une certaine excitation lorsque les lumières se sont éteintes, que le public s'est tu, les couleurs disparues. Un pari fou, un exercice de style inattendu, "The Artist" a la trempe d'un chef-d'œuvre.
L'histoire est simple. Une histoire inspirée de John Guibert et Greta Garbo. La déchéance d'un grand ponte du cinéma muet, et l'ascension phénoménale d'une actrice révélée par la parole. Le destin croisé de deux étoiles, que l'amour réunira à la vie comme à l'écran. Une romance pudique, qui ne sera d'ailleurs jamais celée par un baiser, simplement le partage d'une même passion. La passion. Maitre mot d'un film de maitre. Une passion que le réalisateur partage avec son spectateur.
Le film pourrait se résumer à un élément clé, récurrent : une horloge à l'effigie des singes de la sagesse. "Je ne vois rien, je n'entends rien, je ne dis rien". Une maxime qui se révèle être le reflet de l'œuvre, tant de ses personnages que de son réalisateur. George Valentin, se refuse à entendre et donc à parler dans ses films. Il reste aveugle face à ce cinéma qui évolue sans lui. A l'image de Michel Hazanavicius, cet amoureux du 7ème art. Du cinéma d'un autre âge, d'une autre époque. Il nous l'a prouvé avec OSS et sa classe américaine. D'ailleurs, lorsqu'un spectateur lui demande après la projection pourquoi ses films sont rarement contemporains, il répond franchement : "C'est comme si je possédais une machine à remonter le temps et que je la réglais sur "Paris-Présent" [...] Filmer des parisiens dans une Twingo, ça ne m'intéresse pas".
Un hommage donc, teinté d'un ton parfois moqueur, jamais avec irrespect, mais toujours avec ce cynisme qui a fait le succès des OSS (mimiques, surjeu, titres des films dans le film). Mais le réalisateur ne s'arrête pas là, il va plus loin que ça. "The Artist" n'est pas un film muet d'antan, mais bien d'aujourd'hui. Il use de procédés impensables à l'époque pour donner à l'œuvre un ton unique et original. Sans parler du cauchemar sonore de Valentin, bijou d'inventivité, mais simplement de ce "Bang" étouffé qui marque un climax de génie. Une mise en scène parfaitement maitrisée, et sublimée par ses acteurs.
On en vient à penser : quel autre acteur que Jean Dujardin aurait pu jouer ce rôle, tant il semble hanté par son alter ego monochrome. Une performance qui démontre une fois de plus une palette de talents indéniables. Bérénice Bejo quant à elle, magnifique, incarne à la perfection cette autre époque, où l'on adulait les stars plus que les films. Un couple d'acteurs au sommet, accompagnés de seconds rôles de renom, comme Cromwell et Goodman, qui redonne vie à l'âge d'or de Hollywoodland.
La musique vient également servir cette renaissance. Elle résulte d'une longue préparation et d'un travail d'analyse minutieux de ce style suranné. Elle fait bien plus que rythmer le film : elle fait oublier au spectateur ce silence inhabituel. Une musique qui elle aussi sait se taire, osant même un avant final totalement insonore, comme pour nous rappeler que ce silence est lourd, pesant. Qu'il est temps de sortir de ce mutisme pour revenir dans la lumière des projecteurs.
Les paroles, les mots, les sous-titres et autres procédés narratifs apparaissent comme fioritures, place aux émotions dans leur apparat le plus pur : silencieux. Un véritable chef-d'œuvre en hommage au cinéma d'antan qui n'oublie pas pour autant un art en constante évolution, orchestré avec brio et originalité. Au sortir de la salle, "The Artist" scotche, et nous laisse muet.
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