C’était sans doute faire grand tort au dernier Hou Hsiao-Hsien, de retour après huit années d’une longue absence, que de le présenter comme une contribution inédite du réalisateur taïwanais au genre du wu xia pan, le film de sabre aux envolées épiques. Car si wu xia pan il y a, Hou Hsiao-Hsien, monteur-alchimiste, transmute et réduit le genre à son essence la plus pure, faisant de The Assassin la chanson de geste nébuleuse d’un personnage errant, à la croisée des mondes.
Le magnifique préambule, materia prima en noir et blanc et au rythme ternaire, introduit la figure de Nie Yienniang, protagoniste éponyme, chargée par une nonne blanche d’assassiner un seigneur de guerre parricide et fratricide. En trois plans et à la manière du couteau de Psycho, son poignard découpe l’air autant que la chair : fracturant l’envol suspendu de la jeune guerrière, il synchronise le pouls du film avec celui de son héroïne, silhouette quasi immatérielle, qui ne laisse derrière elle qu’un bruissement flou, fragile écho du trépas. Deuxième séquence, même enjeu : cette fois le geste fatidique n’a pas lieu et la silhouette se matérialise au regard de sa victime, un noble sauvé par l’enfant qu’il tient dans ses bras. Cet échec scelle le destin de Yinniang en même temps qu’il précipite le drame : la nonne renvoie Yinniang dans sa province natale de Weibo, où elle doit tuer son cousin Tian Ji’an, gouverneur de la province. Toutes les potentialités du film – quintessence du mouvement et suspension des corps, conflit classique entre le devoir et le désir, imbrication complexe des champs de l’intime et du politique – sont déjà là, concentrées dans la figure mutique de Shu Qi, qui clôt ainsi aux côtés de Hou Hsiao-Hsien une trilogie entamée avec Millenium Mambo et poursuivie avec Three Times.
Autour de ce visage impénétrable, gouffre dans les apparences, HHH exhume un monde du mystère où souffles et murmures constituent la respiration secrète de ce VIIe siècle chinois jamais figé. Marqué par les coups sourds d’un tambour rituel (mimétique des trois coups), le fabuleux retour de la couleur lève, au moins partiellement, le rideau sur des palais ouverts aux quatre vents où les soies et les voilages, toujours vacillant sous quelque brise, trahissent le frémissement des intrigues de cour. Paysages grandioses et scènes intimes à la lueur des bougies sont réunis sous le même régime d’inspiration et de conspiration, dans une étrange circulation d’un air mauvais, pour ne pas dire maléfique. Les vols des oiseaux, scrutés dans la durée, transmettent des augures quand les lacs exhalent une brume infectieuse qui contamine les vallées comme les montagnes, empoisonne les sources et s’engouffre sous les planches des palais ; c’est cette manifestation d’une pensée millénaire, sans corps et sans image, qui permet à The Assassin de lier forces élémentaires et puissance du faux, cycle du monde et jeux de pouvoir, faisant de Yinniang un corps ambigu, coincé quelque part entre les deux plans, femme-assassin devenue créature psychopompe. Il lui suffit de scinder un masque en deux ou de fendre une tunique pour gagner un duel : dans ce monde occulte, donner la mort et déchirer le voile désignent un même rite de passage. Et dans un dernier plan saisissant, Yinniang escorte deux âmes vers un nouvel exil, au-delà des montagnes, par-delà les brumes.