Ce n’est pas souvent dans une vie de cinéphile qu’on a l’occasion de vivre une expérience aussi absolue que celle offerte par The Assassin. Le dernier film d’Hou-Hsiao-Hsien a tout de l’oeuvre exceptionnelle, dans tous les sens du terme. Un véritable manifeste esthétique, sans concessions, au point de laisser une partie du public sur le carreau.
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The Assassin prend pour base une histoire chinoise du IXe siècle : Nie Yinniang. Librement adapté du texte, le film raconte narre les aventures de Yinniang, une assassine entraînée par une nonne. La technique de la tueuse a beau frôler la perfection, ses états d’âme l’empêchent parfois de mener à bien sa mission. Pour tester sa résolution, sa maîtresse l’envoie prendre la vie de Tian Ji’an, le cousin de Yinniang auquel la jeune fille fut jadis promise. Autour de cette histoire en apparence simple s’articulent des tractations politiques plus ou moins complexes, inhérentes au contexte de l’époque.
L’oeuvre de Hou-Hsiao-Hsien est le fruit d’un parti pris radical. Le récit est épuré au possible, le réalisateur ne s’encombre d’aucune remise en contexte et réduit les dialogues d’exposition au strict minimum. Appréhender la trame du film n’est donc pas chose aisée pour un public non instruit qui risque, s’il se borne à tenter de comprendre le pourquoi du comment et à identifier les rôles précis de chacun des personnages, pourrait ressortir de la séance perplexe. En réalité, c’est avant tout comme une expérience formelle et sensorielle qu’il convient d’aborder The Assassin.
Les mots ne semblent pas suffire pour décrire l’état de perfection formelle atteint par le film. Pas une seule seconde n’en resplendit pas d’un éclat esthétique prodigieux. On pourrait vanter pendant des heures les choix de décors et de costumes, resplendissants, mais c’est le travail photographique qui impressionne encore plus, tant chaque image semble composée, colorée et éclairée avec une précision inouïe. L’épure narrative du film se reflète également dans les choix de mise en scène de Hou-Hsiao-Hsien. La caméra est le plus souvent fixe, ses rares mouvements sont lents, feutrés, épousent le calme et le silence ambiants.
Certaines scènes se révèlent d’une immense force : la conversation de Tian Ji’an avec sa concubine, essentielle dans ce qu’elle révèle du passé de Yinniang, est filmée comme si le spectateur observait la scène caché derrière des rideaux qui envahissent régulièrement le cadre, faisant naître ce sentiment paradoxal de promiscuité et de distance par rapport aux personnages. Le rythme global, lent, berçant, est entrecoupé de scènes de combats d’autant plus impressionnantes qu’elles sont extrêmement courtes, le temps de quelques passes d’armes qui suffisent généralement aux adversaires à évaluer leur force respective. C’est la brièveté de ces incursions qui les rend d’autant plus précieuses, comme de brusques coups d’éclairs au milieu d’une nuit calme.
Plutôt que comme une histoire dense et continue, The Assassin se vit davantage comme une série de tableaux, un enchaînement d’image et de son touchant davantage au poétique qu’au narratif. Au milieu d’histoires de complots et de manipulations politiques, c’est surtout le personnage de l’assassine en lui-même qui marque la rétine. Magnifiée, iconisée à chacune de ses apparitions, Yinniang traverse tout le film tel un spectre, intervenant rarement mais observant silencieusement le reste monde. Derrière son visage figé comme la pierre, la tueuse dissimule un cruel dilemme : celui du déchirement entre raison et passion, entre le devoir glaçant de la lame et des sentiments tout ce qu’il y a de plus humain. La jeune fille, interprétée par la brillante Shu Qi, suscite des piques d’empathies d’autant plus vives qu’elles trahissent son impassiblité, comme lors d’un bref éclat en larmes ou au cours de quelques lignes de dialogue, éparses.
Ynniang, malgré sa présence éthérée, apparaît comme le seul vrai point d’ancrage émotionnel au sein d’un film pensé avant tout comme une expérience sensorielle. C’est peut-être en cela qu’il est si compliqué de parler de The Assassin. Face au parti pris d’Hou-Hsiao-Hsien, deux postures semblent possibles : l’admiration béate ou l’hermétisme total. On peut faire l’éloge sur des pages de la claque esthétique potentielle comme critiquer le manque de clarté de l’intrigue, tout n’est finalement et vulgairement qu’une histoire de “rentrer dedans ou pas”. Une proposition de cinéma si jusqu'au-boutiste ne peut, par essence, faire l’unanimité. Malgré les réserves que l’on peut avoir, The Assassin est un film qui doit être vu; l’expérience qu’il propose peut vous transformer, mais ne vous laissera en tout cas pas indifférent.