L'Immaculée Conception - en mode sacrilège, pessimiste et gore
Hermétique aussi, car on est chez Greenaway.
Greenaway poursuit dans la fusion entre théâtre et cinéma, plus précisément dans le sillon creusé depuis Le Cuisinier, le voleur, sa femme, et son amant – dialogues très écrits, jeux sur les différentes scènes , avec plateaux tournants et longs travellings, puissance des couleurs, taches rouges fulgurantes, le rouge Greenaway, contrastes brutaux entre blanc s immaculés et noirs insondables, étendues jaunes et or ou bleus plus parcimonieux, sombres, inquiétants.
Il s’attaque cette fois au théâtre religieux, mystère ou moralité, mais avec retournement du rituel sacré, celui de l’Immaculée Conception, le retour du Christ et de la Vierge, pour conjurer la peste, l’aridité des terres et des ventres, la famine, la perte totale des plaisirs, la mort et tous les maux, toutes les plaies qui s’acharnent sur une humanité déchue. Et laide. Ce pourrait être au Moyen-âge, ou sous la Renaissance si l’on s’en tient aux costumes, ou bien plus tard si l’on entre dans le temps immémorial du conte ou de l’allégorie, ou aujourd’hui … Ce pourrait être aussi un rituel shamanique, une cérémonie vaudou, ou une procession de flagellants, ou une prière pour la pluie pour faire revenir l’Age d’or.
(Mais Greenaway se joue déjà du spectateur. On est bien au théâtre certes, avec rideau rouge et coups frappés pour chaque acte, non pas les trois coups, mais des dizaines de coups de hallebardes portés par de très inquiétants hallebardiers bleus. Certes, mais les frontières entre la scène et le public sont très incertaines, et allègrement franchies par quelques spectateurs (le prince notamment, peut-être une émanation très singulière de Greenaway lui-même), avec plus tard le risque d’une confusion très dangereuse entre le jeu, cathartique, et la vie, avec des lieux multiples qui nous sortent de la scène théâtrale, l’étable de la nativité, l’église immense.)
Du mystère sacré, Greenaway retient surtout une forme très ritualisée, une liturgie : musique (souvent très belle) et chants sacrés, formules sacrées détournées, psalmodiées, scandées, répétées à chaque fois à de multiples reprises, par le chœur, par le soliste ou par la voix ventriloquée du dieu vivant, et représentations, toujours très belles, de grandes toiles religieuses de la Renaissance.
Dans un monde où les femmes sont désormais stériles, c’est la naissance « miraculeuse » d’un enfant né d’une femme très vieille et très laide (au point que l’on cache son visage) qui est à l’origine du mystère sacré et de l’imposture sur laquelle tout se fonde : la captation du nourrisson par sa sœur vierge, comme nouvel avatar de l’Immaculée Conception, où le miracle ne devient plus que l’occasion d’un commerce honteux : on vendra à prix d’or les larmes, l’urine, la salive, le sang du nouveau-né, et toutes ses interventions seront monnayée au plus cher (jusqu’à la sélection d’une fille pour la prostitution et l’argent, d’une autre pour les plaisirs personnels du père de l’enfant lorsque le Christ ressuscité intercèdera pour la famille).
Et au moment où la fausse mère et vraie vierge (Julia Ormond, dans son presque premier rôle), enrichie par la manne de l’enfant-dieu choisira à son tour de donner dans les plaisirs de la chair (en quête de ce plaisir qui a fui l’humanité), à ce moment-là c’est l’enfant lui-même (dont on observera qu’il grandit assez vite) qui se chargera d’éliminer son nouveau rival, le nouveau Joseph très approximatif (Ralph Fiennes dans son presque premier rôle), celui qui risque de prendre la virginité de sa mère et de faire ainsi voler en éclats miracle et gagne-pain.
Tout cela se déroule dans l’étable des écritures, devant le bœuf (dont le rôle est sensiblement grossi et ensanglanté), l’âne plus anonyme, des porcs, des volailles …
Ainsi va l’humanité telle que la voit Peter Greenaway : une fois la vierge déchue (car le meurtre commandité par le fils lui est imputé), ce seront les notables et l’Eglise qui se chargeront de faire fructifier la manne miraculeuse. Et les hommes, les femmes, sales, souvent nus, crédules et cruels, blanchâtres, gras, flasques, laids, tristes jusque dans la copulation, sont autant de spécimens assez hideux de cette humanité. Cela dit tout cela n’est qu’un jeu.
(Mais Greenaway se plaît encore à brouiller les pistes, à tout embrouiller : car au-delà de toutes les turpitudes et de toutes les impostures, le miracle a bien eu lieu – les femmes et les champs redeviennent fertiles, l’or coule à flots, l’âge d’or est revenu) …
Jusqu’à ce que la Vierge spoliée ne revienne à l’enfant et …
La fin est atroce, avec démembrements, mise à mort de toute la famille et surtout – ce viol atroce, justifié au nom du droit et de la justice et répété 208 fois (la mystique des nombres pour Greenaway). Mais ce n’est qu’un jeu, une catharsis.
Non, pas un jeu – car à cet instant les comédiens ont choisi de réellement vivre l’histoire et non plus de la simuler, pour s'en payer une bonne tranche. Le massacre, le malaxage sanglant de la chair, sera caché par un drap blanc, dans une pièce sinistre et close, et découvert par les spectateurs, et par nous-mêmes sous la forme d’ombres chinoises. Et cette ultime mise en abîme de Greenaway transforme le spectateur en voyeur, pire en voyeur frustré du spectacle le plus avilissant.
La catharsis est glauque.
Ainsi va l’humanité à travers les yeux de Peter Greenaway.