Si Le cuisinier, le voleur, sa femme et son amant peut être considéré comme le chef-d’œuvre (et chef-d’œuvre tout court) de Peter Greenaway, ce Baby of Mâcon est, selon la formule consacrée, son "grand film malade" ; un film épuisant, outrancier et tortueux, et même hardcore par instants (l’interminable scène de viol collectif, lors d’un plan-séquence de dix minutes, est sans doute avec celle d’Irréversible l’une des plus éprouvantes jamais filmée, alors même que le viol est laissé hors-champ). Cette œuvre proprement inclassable voit Greenaway revenir, deux ans après l’amphigourique Prospero’s books, à un cinéma cruel, théâtral et très en verve dans la droite lignée du Cuisinier.
C’est clairement le film le plus audacieux et le plus sombre de Greenaway (les Américains par exemple, effrayés par la chose, par ses scènes choc, sa nudité décomplexée et son caractère profane, ont refusé à l’époque de distribuer le film, quand ils n’avaient pas déjà classé X Le cuisinier) qui, déjà pas tendre en général avec ses semblables, offre ici une vision implacable des laideurs (physiques et morales) du genre humain. 1659, dans une ville du nord de l’Italie dont on ne saura le nom. Le riche Cosme de Médicis et sa cour assistent, commentent et parfois participent (jusqu’à ordonner une mise à mort) à une pièce de théâtre (une moralité) évoquant, deux siècles plutôt, la naissance miraculeuse d’un magnifique bébé par une femme repoussante dans la ville de Mâcon frappée par la famine (engendrant, de fait, maladies et stérilité).
Bébé prodige qui, à peine échappé des entrailles de sa mère, va devenir objet de convoitises et d’exploitation, de cupidité et de manipulations, par sa sœur d’abord (Julia Ormond, dans son premier grand rôle) se proclamant vraie mère et vierge, puis par un évêque vindicatif, son fils (Ralph Fiennes, dans son premier grand rôle aussi) et des pauvres bien pauvres, et crédules bien sûr. Greenaway, plus misanthrope que jamais, n’épargnera personne de la (dé)monstration : l’Église se révèle despotique et corrompue, l’autorité politique servile et repliée sur elle-même, la plèbe avide et hargneuse. En ça et par ses incessants excès visuels, le film pourra rappeler Les diables de Ken Russell, autre grand film blasphématoire qui, lui non plus, ne faisait pas de cadeaux à ses personnages ni aux fondamentalistes de tout poil.
Dans une débauche de rouges, d’ocres et de pourpres (Sacha Vierny à la photographie et Jan Roelfs et Ben van Os à la production artistique se sont surpassés), Greenaway met en scène, avec le faste et la maîtrise qu’on lui connaît, une suite de mises en abîme entre théâtre et réalité, représentation et incarnation, entre acteurs et public. On invoque, on glose, on vocifère, on éventre, on viole à la chaîne, on démembre, on mutile. Et si le rôle exige de mourir, alors on meurt pour de vrai. Mais pas de panique : c’est de l’art, c’est une pièce (enfin presque). Le long travelling arrière final, dévoilant au fur et à mesure différents publics faisant en réalité partie de la pièce (et saluant la caméra à tour de rôle jusqu’à ce que "nous devons nous satisfaire, nous le public du cinéma, d’être le prochain public", expliquera Greenaway), est sur ce point révélateur des intentions du réalisateur qui, tout au long de son film, aura cherché à multiplier les niveaux de lecture et les emplacements du (de notre) regard pour sans cesse questionner notre appréhension des événements.
"On ne sait si l’on a affaire à une mise en scène ou au récit de faits authentiques. On ne saurait non plus décider si les événements se déroulent au théâtre ou à l’église. Pour finir, on ne saura même plus distinguer les acteurs des spectateurs […] Et le cinéma dans lequel nous voyons The baby of Mâcon est peut-être lui-même un élément dans une série infinies d’illusions", résumera ainsi Greenaway. Mais au-delà de sa forme extrêmement sophistiquée (c’est, comme d’habitude chez Greenaway, un éblouissement pour les yeux), ce délire baroque fait d’ors et de sang aura surtout condamné l’hypocrisie et la vénalité sans limite des puissants comme des gueux.
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