The Bikeriders
6.6
The Bikeriders

Film de Jeff Nichols (2024)

Absent des écrans depuis plus de 8 ans, Jeff Nichols a subi les atermoiements de l’industrie, associé à plusieurs projets reportés ou annulés. Son retour renoue d’une certaine manière avec ses débuts : The Bikeriders partage certaines thématiques communes avec Shotgun Stories, son premier film, où les destinées intimes se voient mêlées à la violence locale, et les codifications étouffantes d’un code de l’honneur. Mais le cinéaste préfère citer des modèles bien plus prestigieux que son début de carrière, dans une exposition diablement scorsesienne.

Dès l’ouverture figeant l’image sur un coup de pelle dans la nuque avant un retour en arrière, on retrouve la vigueur des Affranchis ou de Casino, et l’enthousiasme juvénile pour un monde iconisé à outrance. Musique continue, récit d’une époque révolue, galerie de portraits, rien ne manque au tableau pour reconstituer un milieu inspiré à son fondateur par le cinéma lui-même, à savoir Brando en biker. Le dispositif narratif organisé autour des interviews et photographie d’un étudiant fluidifie l’étude sociologique du groupe, et Nichols excelle lorsqu’il s’agit de capter par fragments l’état d’esprit de ces marginaux à qui l’on propose une famille de substitution.

Car l’autre emprunt à Scorsese, la voix off, permet une coloration assez passionnante : celui d’une narratrice féminine, qui offre à la fois le recul du récit rétrospectif et la lucidité d’une observatrice lucide quant aux failles de cette bande aussi virile que fragile. Ce pas de côté grippe assez rapidement l’idéalisme tonitruant de gaillards qui, comme elle le fait judicieusement remarquer, clament leur rejet de toute forme de règles pour en créer de nouvelles, parfois encore plus archaïques. Nichols reprend alors les rênes d’un récit bien plus ambivalent, où le poison du désœuvrement, de l’ennui – décidemment, ces gars n’ont rien d’autre à faire que stagner dans un bar ou des pique-niques – le dispute à la rancœur de rester à la marge de la société. Par petites touches apparemment anodines (un engagé volontaire refusé pour le Vietnam, le gang à qui l’on refuse l’accès aux funérailles d’un des leurs…), le cinéaste explore la conscience désenchantée de l’interviewer, passé du statut d’invité en immersion à celui d’un adulte plus mature.

Ce jeu entre la fonction des icones et leurs failles (voir la mention acide à Easy Rider) est particulièrement bien rendu par les comédiens. Tom Hardy ajoute à la masse du patriarche une bêtise attachante, tandis qu'AustinButler laisse souvent transparaître derrière sa belle gueule le visage poupin d’un enfant immature. Mais c’est surtout Jodie Comer qui s’impose dans une partition ambivalente, sa naïveté populaire s’irriguant progressivement d’une force insoupçonnée.

Ces figures contradictoires, ajoutées au tableau d’une collectivité vacillante, expliquent aussi les variations du rythme et les fausses promesses de l’ouverture : il ne faut pas s’attendre à la trajectoire balisée du rise & fall ou au topos de la tragédie. Le regard éminemment subjectif sur l’idéalisation d’un passé et la peur de la nouvelle génération ne nourrit pas vraiment un regard nostalgique sur un monde perdu. L’ambivalence de la fin en témoigne, dans un regard qui n’est pas sans rappeler celui qui concluait Les Affranchis : dans cet itinéraire de délestage, Nichols poursuit surtout des personnages à qui s’impose l’idée de devenir adultes.


(7.5/10)

Sergent_Pepper
8
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le 20 juin 2024

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Sergent_Pepper

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