Road to Nowhere!
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Huit ans ! Cela faisait huit ans que l’on n’avait plus vraiment de nouvelles de Jeff Nichols, l’un des réalisateurs les plus singuliers, et par là-même les plus plus attachants du cinéma US. L’annonce de son retour avec ce The Bikeriders, sur un sujet forcément excitant (les gangs de motards aux USA) et avec un casting à tomber (Tom Hardy, Austin Butler, Jodie Comer, Michael Shannon !), était l’une des rares bonnes nouvelles de cette année 2024, très pauvre du côté du cinéma d’Outre-Atlantique. Malheureusement, trop d’attente vis à vis d’un film et d’un réalisateur est quasi systématiquement synonyme de déception, et The Bikeriders, bien qu’accueilli par des rafales de critiques « officielles » positives, est loin d’être le grand film espéré. On s’explique…
The Bikeriders est l’adaptation par Jeff Nichols lui-même d’un livre-reportage réalisé dans les années 60-70 sur un « club de moto » (« motorcycle club », disons plutôt, car ça sonne quand même bien mieux en anglais, non ?), qui décrit la trajectoire de ce club et de ses fondateurs, depuis le hobby d’une petite dizaine de copains motards qui s’organisent pour occuper le temps libre de leurs vies ennuyeuses, jusqu’à devenir un gang de trafiquants d’armes et de drogues, voire d’assassins à l’échelle nationale. Ou, si l’on veut parler « cinéma », qu’est-ce qui s’est réellement passé entre l’équipée sauvage qui révéla Brando – fascinant voyou dont l’Amérique tomba instantanément amoureuse – et Sons of Anarchy, et ses héros torturés et presque haïssables ? La réponse est simple : la perte de l’innocence, tant dans la réalité qu’au cinéma.
On a lu beaucoup trop de critiques qui parlent d’un film « scorsesien », parce que, à la manière des Affranchis – souvent cité -, on parle ici de bandes d’hommes vivant en dehors de la société (« hors la loi », si l’on veut) mais ayant recréés leurs propres règles, de plus en plus contraignantes, absurdes et violentes, jusqu’à se perdre moralement et émotionnellement (cette idée phare de s’imposer des règles alors que l’on voulait au départ être libres est d’ailleurs l’un des points les plus intelligents du script). La comparaison avec Scorsese, basée sur certains aspects de la construction du film (la voix off, le rock en BO, etc.) nous semble un contresens absolu : Nichols est un cinéma de l’indolence, du flou, de l’indécision, mais également de l’absence de foi, bien loin de la furie et du cycle destruction – auto-destruction de Scorsese, sans même parler de ses obsessions religieuses. Le sujet de The Bikeriders est l’ennui, la torpeur et la déception, et c’est ce décalage entre une histoire qu’on attend pleine de « bruit et de fureur », et qui se révèle molle et incertaine, qui fait à la fois l’intérêt du film et ses limites. Car, soyons francs, comme les pathétiques héros à l’écran, on s’ennuie vaguement devant ce film qui s’ingénie à ne tenir aucune de ses promesses.
Car le « machisme » romantique au cœur des motorcycle gangs est clairement quelque chose qui n’intéresse pas Jeff Nichols (le contraire aurait été étonnant) : il suffit de voir la contre-performance que livre ici Tom Hardy, à la limite du grotesque dans une interprétation forcée, caricaturale, transpirant le malaise d’un acteur qui ne comprend pas ce qu’on lui demande de faire. Ou, à l’opposé, mais c’est la même chose, le non-jeu absolu d’Austin Butler, véritable dieu vivant à l’écran, qui n’a rien à faire pour être un nouveau James Dean, un nouveau Marlon Brando : Butler est déjà une icône, et déjà plus un acteur : il vide son personnage de Benny de toute substance humaine, en fait un pur symbole cinématographique. C’était d’ailleurs sans doute l’idée de Nichols, on le conçoit, mais ça n’empêche nullement ce « concept » de désincarner encore plus The Bikeriders, d’en faire un film désespérément vide.
A l’inverse, Nichols se révèle clairement ici un cinéaste de « femmes » – il faudrait revoir sa filmographie sous cet angle pour confirmer cette hypothèse : la meilleure idée du film est de le construire sur le regard (amoureux, mais lucide) d’une femme sur ce monde – ridicule, convenons-en – d’hommes, de petits machos qui roulent les mécaniques pour cacher qu’ils sont désespérés de n’avoir pas su trouver leur place dans la société. Jodie Comer, une fois passées des scènes d’introduction où elle en fait un peu trop, est prodigieuse : elle est le cœur battant d’un film qui, sans elle, en serait dépourvu.
Car le piège dans lequel Nichols est tombé, c’est d’avoir eu le projet, d’une folle ambition, de filmer la déception inévitable qu’est la vie, et de ne pas avoir su éviter que son film soit lui-même décevant.
[Critique écrite en 2024]
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Créée
le 24 juin 2024
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