The Brutalist
7.1
The Brutalist

Film de Brady Corbet (2024)

L’élément central du récit de Mona Fastvold et Brady Corbet est l’architecture, et ce dernier semble avoir précisément choisi, pour traiter ce sujet, une forme que l’on pourrait qualifier de « monumentale ». The Brutalist a en effet l’ambition cinématographique de son protagoniste, qui doit construire un monument moderne imposant, destiné à accueillir des foules et à servir des usages multiples. Le cinéaste tente lui-même de fabriquer un film comme Hollywood et le cinéma italien n’en fabriquent plus, une fresque historique de plus trois heures imprimée sur pellicule, avec même un entracte au milieu, où la grande histoire se déplie depuis le point de vue d’un seul homme.


Le programme est donc impressionnant, et de fait, on ne peut pas nier que quelques moments du film impressionnent ; il commence d’ailleurs fort, avec l’arrivé d’un personnage en Amérique après la Seconde Guerre Mondiale : d’abord étouffée au milieu d’une foule de migrants à bord d’un bateau, la caméra débarque à New York, prend une bouffée d’air, plonge vers le ciel, se retourne et saisit la Statue de la Liberté à l’envers. Ce plan pourrait être vu comme cliché, et son symbole n’est certes pas subtile, mais le point de vue subjectif adopté le justifie assez bien : la Statue de la Liberté est effectivement la première chose qu’on voit quand on arrive au port de New York, elle est bien là pour ça, et c’est donc elle le cliché en soi, elle l’image d’Épinal, dont le réalisateur ne fait que prendre l’image et la renverse, littéralement, pour la mettre en doute. C’est là qu’est son originalité et il en ressort une image qui restera comme la plus forte du film. À vrai dire, le métrage pourrait s’arrêter là, tant ce plan séquence synthétise, en mieux, tout ce qui va suivre. Brady Corbet va nous prendre l’image de l’Amérique, l’image de terre d’accueil où chacun peut réussir son rêve, et il va la retourner, la faire vaciller, sinon tomber, sur son piédestal. C’est presque trop évident, trop virtuose, mais c’est le genre de plan dont on s’étonne que personne n’ait pensé à le faire avant, et qui restera donc à coup sûr. Il annonce aussi la maîtrise dont le cinéaste va faire preuve ensuite, avec une mise en scène très précise malgré un tremblement chaotique de la caméra assez récurrent.


Mais ce que ce plan annonce malheureusement aussi, c’est une volonté d’en mettre plein la vue à tout prix, une esbrouffe un peu superficielle qui caractérisera tout le film. Brady Corbet passe quand même son temps à nous envoyer des signes de virtuosité, à nous faire comprendre qu’il veut faire du grand Cinéma, à bien souligner ses intentions. Le chapitrage, l’entracte avec compte à rebours, le logo VistaVision à l’ancienne, les grésillements occasionnels de la pellicule et quelques jumpcuts qui avouons-le, ne sont là que pour être remarqués et sont dilués dans la durée pour ne pas être gênants, ce sont autant d’éléments montrant que le cinéaste veut faire son Il était une fois en Amérique et qu’il a bien l’intention de nous le faire comprendre. Le problème, c’est le côté pastiche qui en ressort. Aussi réussi que puisse être cet exercice de style, il n’invente rien de particulier et la différence avec Leone, c’est que Leone n’a pas besoin d’envoyer des signaux pour nous dire qu’il est Leone et que ce n’est pas rien d’être Leone.


Ce qui distingue de plus vraiment The Brutalist des autres grands « films à fresque » dont il se réclame, ou du moins auxquels on le compare, c’est que dans ceux-ci, la durée est souvent liée à la thématique du passage du temps. Le terme de « fresque » est d’ailleurs employé à tort. Il était une fois en Amérique ou Le Guépard ne sont pas longs parce qu’ils racontent beaucoup de choses ou traversent un entremêlement compliqué d’épisodes historiques. Au contraire, il se passe très peu de choses dans ces films en termes d’intrigue, il n’y a d’ailleurs plus aucune intrigue une fois aux deux tiers du film de Visconti, qui préfère passer une heure sur un bal et faire fi de la moitié restante du roman qu’il adapte. Ces œuvres sont en réalité longes parce que les scènes s’étirent parfois sur plus de dix minutes et que la durée est au cœur même de leur propos. Ce n’est pas pour rien qu’ils ont été souvent comparés à À la recherche du temps perdu. Dans le même registre, La Porte du Paradis raconte un présent idyllique voué à disparaître dont les personnages veulent profiter au maximum, le temps qu’ils peuvent, et c’est là aussi un film dont le passage du temps est un des motifs principaux. Ce n’est absolument pas le cas de The Brutalist. Le film dure trois heures parce qu’il traite beaucoup de sujets. Les scènes ne sont pas forcément très longues et reposent pour beaucoup sur une mise en scène finalement bien plus standardisée que ce que le film promet : des champs-contrechamps en gros plans qui font ressortir l’expressivité des acteurs, qui eux aussi mettent beaucoup d’intention dans leur jeu, cherchent à souligner leur travail de comédiens. Adrien Brody et Felicity Jones sont totalement dans l’Actors studio, Brody en particulier qui n’est à peu près jamais naturel, toujours en train de poser sa voix pour la faire paraître plus grave qu’elle ne l’est. Je ne me suis d’ailleurs jamais attaché au personnage, il ne m’a jamais fait oublier le comédien et c’est peut-être l’un des plus gros défauts du film.


La narration est donc finalement très linéaire, assez conventionnelle. Tout est fait pour garder une continuité, y compris l’utilisation de la musique, dans un style très Hans Zimmer, qui est moins une musique qu’un habillage de sons adoucissant les transitions et signalant au public qu’il est en train de voir un film impressionnant. Elle vient combler le moindre blanc pour lisser un peu plus le montage et ne pas trop sortir le spectateur de son confort. La partie qui suit l’ouverture et précède l’entracte m’a d’ailleurs énormément refroidi dans un premier temps. Ce n’était rien de plus qu’un récit déroulé de façon certes très soignée, très esthétisée, mais finalement très convenue, et c’est paradoxalement le surplus d’événements, avec notamment une escapade du côté des carrières de marbre en Italie, de la seconde moitié qui a rattrapé tout le visionnage, ce qui montre bien que Corbet n’a pas forcément envie d’installer vraiment des scènes, et n’a peut-être pas le talent pour captiver par la seule force de sa mise en scène. Tout comme le jeu des acteurs, le regard du cinéaste manque de sincérité vis-à-vis des personnages, de ce qui se joue émotionnellement entre eux. Si sincérité il y a, c’est pour le récit lui-même, pour son foisonnement de sujets passionnants et plutôt originaux, et sans doute un peu trop nombreux : l’architecture brutaliste, le rapport de force entre l’artiste et son mécène, le traumatisme de la guerre et la continuité de l’antisémitisme dans la tentative de construction d’une nouvelle vie aux États-Unis, la drogue, etc. Le cinéaste s’en sort plutôt bien pour concentrer toutes ces thématiques, mais certaines sont plus survolées que d’autres. La partie en Italie est assez remarquable et fait beaucoup penser au Michel-Ange de Kontchalovski, film étonnant car totalement obsédé, pas tant par la sculpture comme on pourrait s’y attendre, mais par le marbre à l'état naturel, la roche massive, la pierre brute et immaculée. Le plan de l’Italien qui verse de l’eau sur la pierre avec ses mains fait partie des idées fortes du film de Corbet. C’est d’ailleurs le passage qui de manière indirecte, offre le meilleur hommage au brutalisme, qui à côté de ça, passe un peu à la trappe dans le reste du film.


On ne peut donc pas douter que The Brutalist soit un événement, dans la mesure où ce n’est pas tous les jours qu’on voit un film de cette envergure. Le caractère imposant de ce long film de reconstitution historique est d’autant plus impressionnant que le budget derrière n’est pas très important et que le tournage n’a duré apparemment qu’un mois. Il faut donc espérer que Brady Corbet continuera de faire des films de ce type, et paradoxalement, espérer que faire des films de ce type ne sera plus un objectif en soi, mais plutôt le résultat d’une démarche visant à traiter avec un regard plus personnel et moins d’esbrouffe des sujets aussi bien choisis que ceux de ce film et sous des angles originaux.

BillCarson1966
7
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le 24 févr. 2025

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Bill Carson

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