On pourra concéder, oui, que ça réussit quand même à vendre son petit thrill bien intrigant à chaque fois, de dépayser comme ça une franchise de genre en genre, épisode après épisode, et de te projeter par surprise – au détour d'un énième savant coup de communication – au beau milieu d'un thriller horrifique spatial, après s'être essayé au film de kaiju et au huis clos claustrophobe.
On ajoutera que, malheureusement, si c'est pour faire du sous-Alien, sous-Solaris, sous-Interstellar, sous-Sunshine, sous-Prometheus, voire même sous-Life tout lisse et tout fade, ça perd néanmoins vite de son cachet, et que ça provoque à l'arrivée une nonchalance proportionnelle au prime enthousiasme.
On pourra alors râler contre les dizaines de trucs qui peuvent à bon droit paraître tout nazes et qui impliquent de spoiler comme un porc – attention, je répète : de spoiler comme un porc ! (Alors vade retro, ô jeune âme vierge qui n'as pas encore vu le truc et qui vas le voir de toute façon même si c'est nul : allez, avoue !) Et ce faisant, il faudra lancer en toute naïveté entre vingt autres possibles, quelques interrogations du genre :
- Quel est l'intérêt d'une idée aussi géniale que de faire disparaître la Terre si c'est pour refaire aussitôt des allers et venues incessants avec elle ? À quoi bon placer les protagonistes dans une situation d'isolement et d'incertitude pareille, si c'est pour la rompre au bout de dix minutes au lieu d'y plonger le spectateur avec eux ? (D'autant que lesdites scènes sur Terre sont nulles !)
- Ayant réussi à appâter des comédiens de la trempe de Zhang Ziyi ou de Daniel Brühl, n'auraient-ils pu faire un effort pour leur donner à jouer des rôles encore un peu plus transparents ? Histoire qu'eux-mêmes finissent par oublier qu'ils sont là ? De façon générale, était-il possible de brosser des personnages plus génériques et lavasses que ça ?
- Pourquoi miser tellement sur des éléments inexplicables et mystérieux, mais les neutraliser d'emblée dès le premier quart d'heure en te balançant un pseudo-scientifique barje en interview, ambiance : « Leurs accélérateurs de particules diaboliques vont provoquer une invasion de poulets géants de la onzième dimension ! » et qui en fait s'avère t'avoir purement et simplement donné tout le scénario clé en main ? – parce qu'en vrai, le film n'est pas foutu de faire mieux que les prédictions de son pseudo-scientifique barje à la con. (Et à ce tarif, mieux valait probablement laisser la franchise à ses non-dits.) Bref, du coup tu t'impatientes devant des personnages tout en : « Oh ! mais que se passe-t-il ?! » et auxquels toi, derrière ton écran, t'as envie de beugler : « Putain, z'avez rien écouté à ce qu'a dit Roger ! Z'avez déchiré le continuum spatio-dimensionnel de mes couilles avec votre accélérateur de particules diabolique, du coup mondes parallèles, multivers, tsouin-tsoin... alors vous arrêtez de faire chier maintenant, et vous envoyez les poulets géants de la onzième dimension ! »
Mais que râlé-je, ô moi vil petit spectateur de peu de foi ?
Il fallut certes attendre la dernière poignée de secondes, m'enfin :
Le poulet géant fut promis, le poulet géant était dû. Et quel poulet ce fut ! Ils y sont allés, les gars : peur de rien, tous les curseurs dans l'excès jusqu'au ridicule. Mais pas grave, on s'en fout ! La créature du premier film qui faisait la taille d'un building : las ! Cette fois-ci on te fera émerger des nuages une bestiole himalayenne de quelques dix mille mètres d'altitude. Mais pas un truc lent, céleste et vertigineux à la façon d'une créature de Lovecraft, hein, ce serait trop classieux : une grosse merde en CGI hideux, rugissante, la bave aux crocs, qui bondit dans le ciel de ses dix kilomètres de hauteur tel un diable sauteur propulsant tranquillement ses vingt grammes sur ressort.
Alors bien évidemment, la question n'est pas de discuter l'invraisemblance d'une créature aussi gigantesque ni de rappeler qu'un corps physique en trois dimensions voit son volume et sa masse multipliés par quelque chose comme mille chaque fois qu'on multiplie sa hauteur par dix, et qu'en conséquence un organisme trop grand s'écraserait sous son propre poids : c'est évidemment le genre de choses que, par suspension d'incrédulité, l'on accepte en tant que spectateur de remiser au profit des vertiges qu'on aime à se donner face aux histoires de grands monstres.
Mais il demeure que, si traditionnellement le grand monstre est lourd et lent, c'est parce que dans son inertie se joue déjà quelque chose de l'impression colossale qui nous fascine et qui le place sur un tout autre plan que nous. Le fait ici de le faire bondir comme une chose vide, cela le dématérialise, l'enlaidit et le fausse : c'en fait un vulgaire twist à pas cher. Une créature banale, sans aura et sans intérêt. On pourra me répondre que c'est sans importance, que le monstre n'apparaît que quelques secondes, que le cœur du film est ailleurs. Mais non.
Le plan final me paraît à l'image de ce qu'est ce troisième volet vis-à-vis des deux précédents : une extension expédiée, vide, sans substance et sans poids, où la surenchère fait office de relance et où tout ce qui avait su être tenu voilé dans la pénombre est mis en pleine lumière au beau milieu de l'écran et laborieusement expliqué, pour apparaître finalement bien quelconque.
Le premier Cloverfield, pour autant qu'il ait marqué ma mémoire d'adolescent à l'époque où je l'avais découvert en salles, se proposait comme une authentique expérience de cinéma horrifique, immersive et éprouvante ; 10 Cloverfield Lane, quoi que j'aie pu penser de ses vingt dernières minutes en roue libre, s'appliquait à entretenir avant cela une assez mémorable dose d’ambiguïté, de nervosité et de malaise ; The Cloverfield Paradox, donc, joue la petite franchisation sans envergure et entreprend de riveter tout cela sur les rails du DTV consommable-jetable, juste bon à ambitionner qu'on en dise que c'était un passe-temps pas désagréable.
Quitte à saloper le mystère des précédents.
Triste affaire.