L'Histoire fourmille de ces évènements aussi abracadabrantesques que documentés, où sous l'emprise d'un "mal" quelconque, des individus - dans les meilleurs des cas - ou des foules entières - dans les pires - furent les acteurs et les témoins de comportements collectifs aberrants.
"Le Monde" avait d'ailleurs sorti il y a quelques années une remarquable série d'articles sur le sujet, rappelant le plus sérieusement du monde ces épisodes fantasques où l'on apprend, par exemple, que durant plusieurs jours à l'été 1518 à Strasbourg, des centaines de personnes étaient prises d'une folie dansante jusqu'à ce que mort s'ensuive ; ou que la Tanzanie a connu au début des années 1960 une vague ininterrompue de fou-rire ayant frappé toute une communauté pendant plus de six mois ! Et je ne vous parle même pas des jeunes bonnes sœurs autrichiennes qui étaient prises devant public de formidables crises d'érotomanie en 1630...
Si vous voulez en savoir plus, les articles en question
On a souvent tendance, face à de tels évènements, à brandir hâtivement l'étendard du complot ou à se réfugier derrière le bouclier de la science : une abjecte mise en scène ; des témoins corrompus ; une eau empoisonnée. Ce que propose en creux Anna Rose Holmer dans "The Fits", et qui est en fait le véritable sujet du film à mon sens, c'est une vision alternative, psychologique, qui fait de cette œuvre une véritable monographie anthropologique.
Sans rentrer dans le détail du film, si court déjà qu'en dire plus serait en dire trop, on parle ici de ces "fits" ou crises spasmodiques qui frappent tour à tour les danseuses de la troupe des Lionesses. Notre héroïne est confrontée, d'abord avec un scepticisme tout masculin, puis une certaine angoisse, à ces crises qui affectent ses camarades.
Ce qui m'a beaucoup plu, au-delà de la mise en scène punchy et du regard bienveillant de la réalisatrice sur ses personnages, ainsi que de la performance remarquée de Royalty Hightower (quel nom !) et de Da'Sean Minor qui incarnent à l'écran l'héroïne Toni et son grand-frère, c'est comment ce film se penche sur la puissance de la psyché et du mimétisme dans l'appartenance au groupe.
Outre leur aspect spectaculaire et a priori accidentel, les "fits" prennent petit à petit la substance de rites initiatiques. S'expliquant difficilement la distance qui la sépare de ses amies, Toni prend progressivement conscience de l'importance de ces crises dans la création d'un sentiment d'unité parmi les danseuses, jusqu'à y céder elle-même, malgré toute sa réserve.
Curieux comment un accident affectant la leader de la troupe, sous l'impulsion d'un mouvement intuitif et inconscient de la pensée collective, peut provoquer une telle vague mimétique. Car en aucun cas Holmer ne dénonce de supercherie ou ne remet en cause l’honnêteté de ses filles ; on parle bien ici d'un mécanisme de la pensée indépendant de leur volonté propre, dont les symptômes sont réels, même si l'on sent que certaines s'y complaisent quand elles comprennent qu'en y cédant, elles décrochent le galon d’une appartenance renforcée au groupe.
Cette analyse anthropologique assez inédite sur un film de cet acabit, n'est pas sans rappeler la pensée de Malebranche sur les pouvoirs de l'imagination. Le penseur parlait pour la définir "d'esprits animaux" qui prenaient le pas dans le comportement humain sur la raison pure. C'est par eux qu'il expliquait les rouages de la mode et, pour lui, l'individu doté d'une forte imagination avait ce pouvoir-là de déclencher admiration et mimétisme sur les esprits plus faibles. Quelle meilleure illustration de ce principe que de voir l'accident de Legs se reproduire encore et encore parmi ses amies et ses "morpions" ?
Cette expérience de communion par la crise comme rite de passage, que chacune des danseuses vit à sa manière, tantôt épiphanie éblouissante, tantôt vision d’épouvante, est aussi une allégorie inattendue de l’adolescence : l’appartenance au groupe ne se fait pas sans abandonner quelque-chose de soi-même ni sans reproduire des schémas qui au départ nous semblent futiles, malsains, voire dangereux. De turbulences en contorsions, de spasmes en halètements, la fillette se fait jeune fille, la jeune fille se fait femme.
Et le petit film se fait grand Cinéma.