The Frame
6.9
The Frame

Film de Jamin Winans (2014)

Si le monde était un écran, nous en serions les images...

Il y a quelqu'un qui vit dans ma télé.
C’est un humain sans visage. Sans âme si ce n’est des images.
Une suite d’illustrations le forme et n’a pour seule logique que la lecture analytique à laquelle s’adonne mon cerveau, liant, lisant, déduisant de ce qu’il en comprend. Le personnage – la personne ? le mirage ? – se tient là, prisonnier du temps où il a été capturé, immobilisé dans l’espace pour toujours, contrôlé, télécommandé, tel un triste pantin articulé.


Il me fascine, c’est dire, à évoluer parmi les mânes électroniques de l’appareil. Lorsqu'il respire, l’écran frémit avec lui, comme un souffle de vie qui va et vient à l’envie.


Parfois, je perçois du sens dans ses regards. Je les associe à ma propre existence, oubliant un instant qu’il n’a pas pensé à moi pendant qu’il souriait tout bas. Qu’il ne m’a jamais su là parce qu’il n’existe pas en même temps que moi. Que nous sommes tous deux prisonniers d’un temps distinct et court et qui le sera pour toujours.


Télévision. Telle est la vision que nous avons des autres. Parce que oui, finalement, je les regarde comme je regarde la télé. Je ne les perçois pas, je ne les connais pas, je ne sais pas vraiment ce qu’ils sont ou ont fait... Je sais des fois ce que j’attends d’eux sans même les avoir croisés. De temps à autre, je recherche des archétypes, des fantasmes qui m’éveillent, des gens aux formes prédécoupées et sorties d’un moule à grand tirage, ou des exemples d’humains dignes de peupler mon quotidien. Mais aussi des imperfections, des tics et des mimiques, tous ces traits qui me les rendent uniques. Tous ces traits qui me les font aimer... Une oreille handicapée, un sourire dressé tel un bouclier, un passé qui déborde des épaules, une larme qui coule sur la joue.


Et puis un jour, je le croise, lui, mon humain-mirage, celui qui dort derrière mon écran ; je me prends à le regarder, je mets bout à bout les indices de son existence, je recueille les morceaux d’âme semés derrière lui, attrapant ceux qui me tombent sous la main, ceux qui brillent et qui me font du bien... Et je commence à élaborer une image. Brouillée, chiffonnée, très certainement déformée. Mais voilà, elle est créée. La télévision aura beau la retenir, je me retrouve engloutie par des vagues de sentiment. Elles m’assaillent malgré la barrière de l’écran, m’emportent plus loin que mon fauteuil, me transportent sans même franchir le seuil.


Puis l’encre dévale nos histoires pour mieux nous écrire et nous voir.


L’image me plaît, je deviens comme accro. Habituée. Je veux la revoir, j’aime savoir ce que les gens en orbite ne savent pas, j’aime entrevoir une parcelle unique parce que personne n’aura été à mon exacte place pour la découvrir – ou pas. Je me repasse les épisodes et j’en ai faim, souhaitant tirer sur les ficelles scénaristiques pour changer ce monde en bien. Pour changer son monde. Pour faire vivre cette image éternellement et non plus uniquement au fond de moi-même, la substituant à ma réalité, jusqu'à en oublier que je vis, moi aussi. Et soudain, je me retrouve au point d’en souffrir si l’autre devait mourir.


Et me voilà prise au piège de sa vie.


Si ça se trouve, lui aussi me regarde. Là, il me voit écrire – oups, je vais un peu me redresser, on ne sait jamais, si c’était vrai ! Il voit mes mains courir sur le clavier et taper à toute vitesse ces mots, tout juste libérés, tout juste explorés, pas vraiment maîtrisés. D'ailleurs, peut-être que je ne décide pas d’écrire, que les termes font la queue dans mon esprit, lettre par lettre, pour sortir dans un ordre parfaitement défini par toute une machinerie bien plus vaste et fascinante que ne pourra jamais l’être ma vie. Et lui évalue le résultat – du moins, s’il ne zappe pas pour tomber sur meilleur programme. Chaque mot, même s’il ne me désigne pas, parle de moi, me décrit, me donne en sens à celui qui le lit, formant l’être dans le paraître à ceux qui me dissèquent avec ces lettres pianotées. Ce sont des mots qui me font être et qui n’ont pourtant pas tout dit.


Et nous voilà pris au piège, l’un comme l’autre.


Frame. Ce fragment d’humanité. C’est une vie, une idée, le filament d’une âme à lier. L’histoire d’un croisement qui jamais ne se fait. Un instant tracé à l’encre sur le papier. Une paillette de poussière dans l’univers humanisé que l’on pourrait couper à jamais tant il se délite sans la moindre limite. Nous voilà donc échantillons d’éternité avec notre propre unicité, notre histoire écrite sur notre âme, pour notre âme, à la lueur de cette flamme qui nous anime. Le regard se fait créateur de l’univers, ce genre de lieu infini qui se restreint à ce qu’on imagine de lui. Et lorsqu'on le porte autre part, puisqu'on ne voit que par les détails qu’on capture du coin de l’œil, le monde change graduellement et tout ce qui a laissé place au changement meurt furtivement.


Mais lui, mon humain imagé, si je cesse de le regarder, continuera-t-il d’exister ? Sera-t-il toujours s’il ne fait pas partie de ce que je vis, de ce que j’écris, de ma façon de contextualiser et reproduire sa vie ? Ai-je une responsabilité dans le fait de le voir avancer ? S’éteindra-t-il ensuite lorsque j’en aurai vu assez ?


Un système organisé oblige à ranger la vie dans des alvéoles gondolées aux extrémités acérées. L’homme naît, vit, puis meurt sans bruit, ronde macabre, ronde vitale, ronde à l’infini. Jusqu'à ce que la ronde prenne un jour fin. C’est alors que le monde révèle ses limites d’où jaillissent les fuites. L’âme s’immisce dans ces mystérieux interstices et transcende de son mieux la réalité. Tout comme les émotions traversaient ma télé, il suffit d’un peu d’amour, d’un peu de créativité, de beaucoup de persévérance, d’un être pour croire en soi... Et puis juste d’être là.
Finalement, le piège, c’est peut-être de se croire piégé. De s’accrocher aux normes d’un monde qu’on pense comprendre mais qui s’effondre pourtant autour de soi. De lutter pour élargir le cadre, parce qu’on n’a pas la place de s’y exprimer.


Un jour, mon correspondant a quitté ma télé. Il a traversé l’écran pour venir se loger dans mon cœur, fin équilibriste valsant sur les ondes qui nous liaient. Pour cela, il a mis son esprit et son talent au service de son corps, parvenant à communiquer au reste du monde toute l’étendue de sa créativité. Il a disparu... Mais son œuvre, elle, reste dans mon esprit, s’y développe et prend vie. Et tandis que le cinéma y souffle sa magie, l’homme, ce réalisateur de génie, délicatement, irradie.

Cerys
9
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le 17 sept. 2016

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Cerys

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