Lars von Trier sonde l’humain et s’interroge sur ses aspects les plus sombres depuis toujours. Et pour analyser les horreurs que cet être est capable de générer et que l’on ne peut nier, n’y a-t-il pas base de travail plus pertinente qu’un tueur?


Ce tueur, c’est Jack et dès l’intro du film où il converse dans le noir absolu avec un certain Verge, il expose en cinq chapitres qu’il qualifie “d’incidents” ce qui va l’amener au sixième volet (et le chiffre n’est pas anodin), le magistral épilogue dans lequel il doit faire face à son destin et à l’inconnu suprême, guidé par Verge.


D’abord prévu pour être une série télévisée en six épisodes, The House That Jack Built est apparu au public par une photo étrange sur laquelle on voit Lars von Trier affublé d’une immense faux tirer sur une cloche.
Par son traitement, on dirait que le cliché est tout droit sorti de Vampyr de Carl Theodore Dreyer. Puis ce fut une photo de tournage montrant un bidon de faux sang. La première bande-annonce faite pour la sélection hors compétition du film à Cannes évoque la religion, l’art et le meurtre, en les mettant sur le même pied d’égalité. Le parcours du film pour venir à ses spectateurs a été très chaotique en Suisse car le distributeur refusait de le sortir sous prétexte d’une violence trop graphique. Sans l’insistance de votre serviteur, qui s’est rendu en France voisine pour découvrir l’objet du litige, et de deux salles indépendantes, une en Suisse Romande et l’autre en Suisse Allemande, The House That Jack Built serait resté honteusement enfermé dans un tiroir.


Avec ce film absolument remarquable à plus d’un titre, Lars von Trier répond de manière brillante à ceux qui se permettent de mal interpréter son travail depuis des décennies. Il suffit de lire les critiques, positives comme négatives, pour vite se rendre compte que l’art de von Trier est très souvent mal reçu et mal analysé car ces dernières s’arrêtent à un ou deux aspects seulement, sans chercher à creuser leur propos. Elles se contentent et se satisfont d’interpréter. Mais les films de Lars von Trier sont beaucoup plus riches et recèlent de nombreux éléments qui vont bien au-delà de l’étiquette de provocation qu’on leur affuble depuis longtemps.


Depuis que le film a été présenté en première mondiale à Cannes hors compétition, on a pu lire et entendre pas mal d’assertions que l’on peut facilement contredire ou nier. Par exemple dire que l’incident n° 1 correspondrait au tout premier meurtre de Jack, n’est pas justifiable, car rien ne permet de l’affirmer. Peut-être oui, mais cela relève de l’interprétation. Von Trier joue avec cela de manière parfois perverse, certes, car il cherche à faire réagir son auditoire. Plus qu’un provocateur, on pourrait le traiter de chercheur. Donc il nous trouve ou pas, mais s’il nous trouve, on plonge dans un des univers les plus créatifs qui existe au sein du Septième Art. Les films de Lars von Trier, et plus que jamais The House That Jack Built sont des oeuvres-d’art et non des divertissements dans le sens premier du terme, à savoir amusement ou distraction. Le cinéaste ne cherche jamais à vouloir absolument plaire par des recettes, il expérimente, il se livre, il s’expose, il s’analyse et analyse tout ce qui l’entoure, bref il fait de l’art et c’est un maître en la matière. C’est pour cela qu’on aime autant l’aduler que le détester. Son cinéma est inconfortable et c’est l’un de ses atouts principaux, sa marque de fabrique. Il nous met face à une oeuvre qui interpelle et dérange, c’est beaucoup plus fort que de la simple provocation gratuite. Et il ose tout se permettre sans se soucier aucunement de la réception de ses films. On sent dans chaque éléments de The House That Jack Built son envie de nous soumettre sa nature la plus profonde, qu’elle soit lumineuse ou sombre. Rares sont les réalisateurs à oser s’exposer aussi crument à leur public.


Dans l’absolu, Jack n’est pas Lars von Trier de même que Verge ne représente aucunement ses détracteurs, comme on peut souvent le lire ou l’entendre depuis la première du film à Cannes. Cette manière de voir est simplement fausse ou du moins incomplète. Et cela ne concerne pas que Lars von Trier mais l’art en général. Ce qui représente un artiste dans une oeuvre, c’est l’oeuvre dans son entier et non seulement un détail. Donc ici Lars Von Trier est aussi bien présent dans Jack, que dans Verge, ainsi que dans les victimes du meurtrier, les images d’archives, les armes, les décors, les costumes, les dialogues, les choix musicaux et ses propres films qu’il cite de manière pertinente.


Lars von Trier est The House That Jack Built. D’ailleurs, et c’est assez évident, le long métrage ne prend pas du tout le parti de Jack, cela en ferait un film parfaitement malsain, ce qu’il n’est pas. C'est brillant car il montre sans cesse la thèse et l'antithèse du sujet étudié. Quand Jack va trop loin, Verge le remet à sa place et quand ce dernier se montre suffisant, Jack le fait redescendre sur terre. Tout le film est une joute entre deux personnages qui sont irrémédiablement voués à se rencontrer tôt ou tard. Et ce n’est pas parce que Jack se montre très macho et se délecte à surtout relater ses meurtre de femmes que cela fait de Lars von Trier un misogyne, comme on peut trop souvent l’entendre, asséné sans aucun argument, bien au contraire.


Les innombrables images d’archives qu’on découvre dans The House That Jack Built sont là pour évoquer l’Histoire avec un grand H et ceux qui l’ont faite, à savoir les hommes, dans leurs réalisations autant louables que pendables. Elles illustrent aussi bien la grandeur que la bassesse de l’être humain, la guerre que l’art, quand elle ne mêlent pas les deux comme dans le passage très judicieux sur Albert Speer. Là, c’est Lars von Trier qui se permet de répondre personnellement à cette polémique de cour d’école qui lui valut le titre unique dans les annales du Festival de Cannes de persona non grata. Quand on regarde l'intégralité de la conférence de presse incriminée, on constate que la personne qui la déclenche de manière très potache, n'écoute pas du tout la réponse qui lui est donnée. C’est tout juste si elle l'entend, fière d'avoir provoqué, comme un challenge idiot, un cinéaste dont l'intelligence la dépasse complètement. Il profite de The House That Jack Built pour lui faire définitivement comprendre ce qui le fascine dans l’architecture de Speer et la renvoie directement à la crétinerie de son intervention cannoise. C’est magnifiquement frontal et sans appel.


Les cinq incidents représentent ce qui entrave Jack dans la réalisation de son oeuvre: les inopportuns qui débarquent comme des cheveux sur la soupe, la religiosité, la famille, l’amour et tout ce qui met en retard ses plans, ce que l’on pourrait appeler communément accidents de parcours.
Malgré qu’il tende à l’être, Jack n’est pas parfait et le film le rappelle à de nombreuses reprises, en évoquant, avec humour, sa maniaquerie maladive. Il est colérique et le montre régulièrement. Il est parfaitement imbu de sa personne et s’adresse aux gens depuis un piédestal. Il permet à Lars von Trier une profonde réflexion sur la course à la célébrité qui est devenue l’un des pires fléaux depuis l’envahissement des réseaux sociaux reléguant constamment le talent à la faveur du succès que l’on ne mesure désormais plus qu’en quantité. Cette manière de voir le monde sur des bases libérales et purement économique est à l’opposée de l’oeuvre artistique. Lars von Trier la dénonce jusqu’à la dernière image et jusqu’à la dernière chanson de son film, osant par là une proposition de morale toute personnelle, ne tenant qu’à lui seul.


Et il y a autre chose qui permet à Jack de parvenir régulièrement à ses fins: le hasard ou la chance. Et là, Lars von Trier se permet un pied de nez salutaire à toutes ces théories new-age à deux balles qui pullulent de plus en plus sur les réseaux sociaux comme quoi le hasard n’existerait pas. Mais qui sommes-nous pour oser l’affirmer? Dans The House That Jack Built, il existe et il vient plusieurs fois au secours de Jack. Ne dit-on pas que le hasard fait bien les choses? Cela permet au cinéaste de faire tenir son scénario de la première à la dernière seconde car, comme d’habitude, Lars von Trier fait preuve d’une rigueur d’écriture hors pair et son film ne souffre d’aucun embonpoint, autant dans la forme que dans le fond.


Ce réalisateur remarquable est tellement ouvert à tout ce qui l’entoure, en surface comme en profondeur, qu’il oblige ses spectateurs à se poser de nombreuses questions sur l’homme, dans son sens le plus large, en scarifiant la pellicule au moyen de ses forces et de ses faiblesses. C’est peut-être là que réside le génie: ne pas s’entêter à vouloir absolument atteindre une hypothétique perfection mais savoir exposer ses imperfections, ses obsessions et ses particularités, avec le recul nécessaire, sans compromis ni redondance vis-à vis des fans de service.
Les films de Lars von Trier peuvent être aussi bien aimés que détestés pour de bonnes ou de mauvaises raisons. Et c’est tout à l’honneur de leur auteur.
Dans une époque où la quantité est devenue la norme de la réussite dans tous les domaines, la proposition de Lars von Trier avec son dernier film est salutaire car elle met à l’honneur la liberté artistique la plus complète.
Alors, The House That Jack Built, énième provocation, film testamentaire, auscultation approfondie de l’humain, réponse cinglante aux nombreux détracteurs de Lars von Trier, le cynisme à son firmament? Peut-être tout cela à la fois ou alors rien d’autre.

RemyD
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le 7 oct. 2019

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