Antichrist
Alors que la polémique gonflait depuis quelques heures sur la prétendue violence de son film, alimentée par les nombreux claquements de porte lors de la projection officielle au Festival de Cannes...
Par
le 16 oct. 2018
192 j'aime
4
Ecrite à chaud. C'est ma première expérience avec Lars von Trier et je n'ai jamais suivi ses déclarations publiques. C'est donc une critique essentiellement "interne".
C'est un film beau mais assurément pas un beau film. Le monsieur sait faire de jolis plans, il a une grosse culture visuelle et il le montre clairement par un recours surabondant à des tableaux, à des extraits vidéos historiques, aux gravures de Blake et, in fine, la reproduction du tableau de Delacroix La Barque de Dante. Si on veut étudier la "transcendance visuelle" (en faisant l'analogie avec la transcendance textuelle ou transtextualité dans la poétique de Genette dans Palimpsestes) c'est-à-dire toutes les références visuelles empruntées par von Triers qu'elles soient sur le mode implicite ou explicite, il est absolument certain que The House That Jack Built est un fabuleux outil de travail. Et il est certain qu'au-delà de cette culture visuelle, le réalisateur sait apprécier toutes les techniques de prise de vue des plus classiques (e.g. champ/contre-champ pour créer de la tension) aux plus nouvelles (caméra immersive dans une grotte ou l'utilisation d'une animation). De même la palette chromatique est bien exploitée, du rouge pour l'enfer, le sang ; du bleu pour la froideur, l'insensibilité ; du noir pour le néant, l'absence de secours etc. En gros Lars von Trier sait faire un film, il sait utiliser le langage du cinéma pour faire des séquences. La trame narrative, quant à elle, est intelligente : on a une histoire circulaire sous forme d'analepse, le film commence avec la descente aux Enfers de Jack mais le spectateur ne peut que le supposer ; face à lui il n'y qu'un écran noir et un dialogue. L'analepse est constituée de 5 "incidents" qui sont 5 histoires indépendantes racontées par Jack à "Verge" - c'est-à-dire Virgile/Vergilio - ("racontées aléatoirement" parmi une soixantaine d'autres possibles) mais en réalité pour le déroulement de l'intrigue constituent, la découverte du meurtre (1), le développement du plaisir et de l'art de tuer (2-4) et finalement le chef-d'oeuvre "the house that Jack built" (5). Ce 5ème incident bouclant la boucle puisqu'il s'achève et fait une transition avec un "épilogue" qui la descente aux Enfers de Jack, sa catabase définitive. Le film a un début et une fin qui est, au demeurant, très décevante avec une chute au fond du gouffre après un quantième sursaut d'orgueil de la part de Jack.
Du protagoniste ou comment ouvrir plusieurs portes sans jamais rentrer dans la pièce
Jack. Jack se présente (car il est le narrateur autodiégétique de ce film) comme un ingénieur ou un architecte plutôt raté, conscient d'être un psychopathe, avec un humour caustique, qui a développé une addiction au meurtre qu'il sublime en art. Jack n'est pas un meurtrier, il est un artiste plasticien et son matériau est l'humain. Bref, c'est un personnage de fiction et en tant que tel il peut être le plus abominable possible. Mais c'est un personnage presque... incohérent ? Car, d'un côté, la structure narrative invite à lire (finalement c'est Jack lui-même qui invite à cette lecture) comme une justification, comme un enchaînement causal les différents meurtres, mais, de l'autre, le personnage ouvre plein de lignes d'interprétations sans jamais les parcourir réellement ; Jack est-il animé d'un désir de tuer ? Jack est-il un artiste ? Jack a-t-il une ambition démiurgique ? Jack s'invente-t-il une vie ?
Le premier meurtre montre un homme relativement ordinaire, quoique franchement désagréable, qui se prouve à lui-même par pur orgueil (le péché originel) qu'il peut tuer une jeune femme qui, elle, l'en croit incapable. Un meurtre commis avec un cric, en anglais "a jack". Premier point de lecture : the house that jack (en minuscule) built, c'est l'histoire de comment tout a dérapé et le jack est devenu Jack en référence à l'instrument de son meurtre qui désormais le possèderait (sans oublier la référence directe à Jack the ripper). Puis il se présente comme atteint d'un TOC lors de son deuxième incident et il insiste sur la dimension artistique de ses meurtres, c'est-à-dire, paradoxalement, créateur. Jack nous dit qu'il est perfectionniste et qu'il a un projet artistique à mener avec ce que cela demande de théorie et d'organisation (il fait référence à la révolution architecturale que fut la croisée d'ogive pour les cathédrales gothiques). Mais cette piste est également abandonnée puisque Jack développe le goût du risque, de l'aventure, de l'assassinat qui proclame sa réalité monstrueuse et affreuse et expose des restes de ses victimes (un sein découpé sur une voiture de police et l'autre transformé en un charmant porte-monnaie en cuir), c'est encore une fois une attitude purement orgueilleuse et de plus en plus sadique en feignant de s'attaquer à des valeurs jugées positives (la sécurité, l'amour, la famille etc.). Puis les Nazis, pourquoi ? parce que les Nazis. Sans autre justification, sans doute comme élément de référence à un supposé mal absolu de la part du réalisateur (ce qui montre le degré de finesse, nous allons y revenir) mais pour y célébrer de la part de Jack le renversement de la destruction comme oeuvre de pérennité. Aussi essaie-t-il en vain de reproduire une expérience de mise à mort nazie avec une balle de fusil blindée. C'est finalement la maison que Jack construit (littéralement) avec les cadavres de ses victimes, conservés dans une chambre froide. Métaphore des camps de mise à mort ? Rien n'est moins sûr.
Pride, l'orgueil, c'est le seul mot qui puisse de façon minimum caractériser Jack mais jamais il ne l'évoque ? Bref, vous m'aurez compris, Jack, en plus d'être une ordure, est un personnage à qui le réalisateur a voulu donner un relief impressionnant mais qui n'est guère plus montagneux que les massif armoricain.
Ensuite, ce film en tant qu'oeuvre de l'esprit est pas "problématique", il est vide. Il est beau (et c'est déjà bien) mais il est bête. Lars von Trier joue les pédants dans un film où il fait volontairement référence à l'Enfer de Dante, explicitement à l'Enéide de Virgile, à Nietzsche par la mention de l'Antichrist, à Goethe, essaie de proposer une réflexion sur l'art, la vie, la mort et tout le reste mais botte systématiquement en touche et se contente d'une phraséologie philosophico-oiseuse. Voyons quelques points :
(1) L'Enfer.
Lars von Trier ne connait manifestement l'enfer qu'à travers une vague lecture de La Divine Comédie. C'est donc un Enfer avec une signification chrétienne de lieu de châtiment sauf que chez von Trier il est vide jusqu'à parvenir au point le plus bas qui s'ouvre encore par une chute (chute originelle et perpétuelle ?) qui est littéralement la porte de sortie du film. Incapable de donner une interprétation païenne ou nihiliste de l'Enfer, qui sont pourtant possibles, von Trier se contente d'en faire un espace neurtre presqu'un purgatoire. Ce qui est d'autant plus frustrant c'est d'avoir intitulé son intertitre "épilogue : catabase", la catabase est certes la descente aux Enfers de façon générale mais en littérature la catabase c'est la descente volontaire du héros aux Enfers (Ulysse, Thésée, Hercule, Enée, Dante) afin d'en ressortir grandi moralement ou spirituellement. Non et non, une catabase ce n'est pas cela ; Jack est entraîné dans une chute ante mortem qui le consumme sans qu'elle ne produise aucune une justice.
(2) L'art.
La destruction est-elle artistique ? Je veux être généreux et penser que c'est la question à laquelle répond ce film. Mais toute la philosophie de l'art qu'implique ce film est contradictoire : si l'art est le fruit d'une destruction alors le cinéaste devrait remettre en cause toute sa façon se faire des films (ce qu'il ne fait pas, il a une méthode qu'il répète dans le film).
Mais le film explore l'art de Blake (sans le prendre en compte réellement et en mélangeant deux poèmes "The Lamb" et "The Tyger" qui structuralement se répondent dans le corpus), évoque la figure de Goethe, donne un commentaire (très pauvre) sur l'Enéide.
(3) Les Nazis et le nihilisme.
Je me sens dans l'obligation de faire un sort à la présence des Nazis comme référence de ce film. Les Nazis que Lars von Trier traîte commme "icon" (au sens symbolique et religieux) représentent donc la quintessence de ce qui a été fait en termes de destruction parce qu'ils sont fous, malades etc. (Bon c'est méconnaître les travaux récents de l'historiographie sur la nazisme mais passons cf. Chapoutot, Ingrao). Mais ce qu'en dit le film est complètement fantasmé : les Nazis recréateurs d'une culture gréco-latine oubliée en Europe (pour une vision plus exacte cf. la thèse de Johann Chapoutot, Nazisme et Antiquité parue aux PUF) qui cherchent à créer par la destruction et faire ressurgir l'instinct de l'homme dans la civilisation. Un réductionnisme biologique qui est soutenu dans le film dans le rapport de Jack aux femmes ; et qui masque sans doute la misogynie du réalisateur par un discours sur "les mâles coupables depuis l'origine" - il ne sert à rien de prendre prétexte d'une référence biblique pour justifier une pensée en termes biologique c'est même stupide puisque c'est basculer sur le terrain symbolique et donc discreter sa propre thèse, bref.
Je suis vraiment déçu car il y a une véritable idée de ce que c'est faire un film de la part de von Trier mais aucun fond et ce n'est même pas un film contemplatif car il y a un message explicite qui sous couvert d'une culture classique et élitiste est très creux. C'est dommage.
Créée
le 23 févr. 2023
Critique lue 15 fois
1 j'aime
D'autres avis sur The House That Jack Built
Alors que la polémique gonflait depuis quelques heures sur la prétendue violence de son film, alimentée par les nombreux claquements de porte lors de la projection officielle au Festival de Cannes...
Par
le 16 oct. 2018
192 j'aime
4
Difficile pour moi de dire du mal de The House That Jack Built tant le film m'a emballé du début à la fin. On y retrouve le Lars Van Trier que j'aime, celui qui n'hésite pas à choquer, qui n'hésite...
Par
le 31 oct. 2018
99 j'aime
4
Les tics de langages propres à chaque cinéastes, ne peuvent pas (jusque dans une certaine mesure) leur être reprochés. C'est bien la moindre des choses que les plus marquants d'entre eux aient pu, au...
Par
le 3 mars 2019
88 j'aime
9
Du même critique
« Le mythe est une parole » S'il n'y avait qu'un seul concept à retenir de ce petit livre ce serait celui-ci manifestement. Cependant, au-delà Barthes nous embarque dans son quotidien. Il nous...
Par
le 7 nov. 2020
3 j'aime
SPOILER. Regardez le film avant, vous êtes prévenus. Si je devais résumer en une phrase accrocheuse ce film je dirais : « Une bénédiction Urbi (et Orbi) entonnée sur une chanson pop ». Telle est la...
Par
le 6 nov. 2020
2 j'aime
Soyons cliché : la littérature germanophone c'est moitié de fous, moitié de malade. Et Thomas Bernhard appartient aux deux catégories ! par sa biographie, un être maladif qui au crépuscule de sa vie,...
Par
le 25 oct. 2023
1 j'aime