Un film sorti trois ans avant les marches de Selma (et donc 50 ans avant le déchet d'Ava DuVernay), sidérant dans son approche, rappelant de manière anachronique l'histoire de James Meredith, le premier étudiant noir-américain de l'université du Mississippi. On remarque assez vite ses petits défauts, que j'imagine en lien avec le budget que Corman n'a pas réussi à obtenir (une certaine pauvreté dans quelques compositions, et un léger vide / une légère rapidité dans l'évolution psychologique de certains personnages), mais s'il y a bien une chose qu'on ne pourra pas lui enlever, ce sont ses couilles politiques. Un vrai gros pavé dans la marre de la ségrégation des États américains du Sud, qui ne dévoile sa teneur et ses orientations que tard dans le récit.
Corman y va parfois avec ses gros sabots, gros sabots qu'il faut d'ailleurs relativiser et replacer dans le contexte de cette lutte pour les droits civiques du début des années 60, mais il aborde un certain nombre de thématiques et de problématiques plutôt séduisantes. La séduction / manipulation des foules faisant penser au Fury de Lang (d'où est tirée la citation du titre de cette bafouille), les médias incapables d'enrayer la machine du lynchage par la pensée car tenus par les laisses de leurs actionnaires, et enfin cette absence criante de héros providentiel. Il n'y a pas de figure forte de l'opposition au racisme (latent ou exprimé) dans "The Intruder", que ce soit chez les Noirs (filmés comme des ombres stoïques, en retrait, impuissants faces à l'oppression omniprésente) ou chez les Blancs (tout à la fois). C'est peut-être une des choses les plus choquantes, ce qui contribue à ce final aussi dérangeant, très loin du happy end étant donnée la contingence du dénouement. On imagine aisément que dans une configuration légèrement différente, dans une petite ville pas trop éloignée, la foule serait allée au bout de sa furie.
Il est agréable de constater à quel point Roger Corman s'applique à ne pas enfermer son film dans les codes d'un genre prédéfini. "The Intruder" flirte autant avec le film noir qu'avec le brûlot politique et la série B (le petit budget se fait parfois sentir sans que cela ne soit trop préjudiciable), et brille à travers l'ambiguïté et les faiblesses du personnage interprété par William Shatner, représentant d'une association d'extrême droite camouflé sous les traits d'un réformateur social, un être maléfique au charme noir. Son arrivée dans la ville, cette musique, ce sourire, cette étrange gentillesse : tout est glaçant.
[Avis brut #19]