"Êtes-vous prêt à rentrer dans l'histoire ?" déclame fièrement Jimmy Hoffa (Al Pacino) au téléphone. "Oui" réponds sobrement mais sûrement Frank Sheeran (Robert de Niro) à l'autre bout du fil. Séquence loin d'être anodine, et déjà présente dans la bande annonce. Elle est déterminante dans cette longue fresque de 3h30, plus long métrage réalisé par Martin Scorsese. Le hic, c'est qu'aujourd'hui plus personne ne connaît ce Jimmy Hoffa, la figure de proue du syndicat américain mystérieusement disparue en 1975. Derrière cette disparition, 3h30 d'histoire, rythmée par des coups de feu et des silences qui imprègnent définitivement la filmographie du réalisateur.
On sent que le titre aurait dû être "I heard you paint houses", tic de langage bien connu dans le jargon mafieux (on peint avec du sang et des cribles de balles). C'est le nom qu'a choisi Charles Brandt, le biographe de Frank Sheeran, pour qualifier (résumer ?) la vie de ce tueur à gage. Mais c'est finalement The Irishman qui est opté, nom historique par lequel on désigne, et par lequel on se souvient, Frank Sheeran, le présupposé auteur de l'assassinat de Hoffa. Il s'agit bien de mémoire, témoignant d'une volonté, et même d'une peur abyssale, de ne pas sombrer dans l'oublie. Il ne fallait donc pas moins de 3h30 pour retracer la vie et la déchéance d'un homme qui voulait écrire une page de l'histoire et qui finit seul, confronté à la conséquence de ses actes. Loin de renouer avec la condensation et le dynamisme des Affranchis, Scorsese semble poursuivre la direction dans laquelle il s'est engagé avec Silence son précédent film, laissant derrière lui l'euphorie de la vie criminelle pour affronter la peur de l'oublie, et de la mort.
En s'inscrivant dans la durée, le film explore le long cheminement vers la vieillesse, voie du désenchantement et de la résignation. C'est pour cela que le film endosse une allure testamentaire (d'aucuns disent d'ailleurs que c'est son dernier film, mais c'est peu probable). Sheeran a bien vieilli, il est dans une maison de soin où il finira certainement ses jours et le voilà qu'il expose le récit de sa vie face caméra, monologuant (pour nous bien sûr). Cela vient comme l'aboutissement, voire l'achèvement, de la saga scorsésienne. On y retrouve la figure du martyr, comme à son habitude. Mais cette fois-ci, pas de repentance, juste le remord. L'interprétation magistrale de Robert de Niro figure parfaitement le ton de regret, et ce dès le départ. Sheeran est acteur de sa propre vie. Il prend des cours à l'école de la mafia et grimpe à une vitesse régulière les échelons pour finalement rencontrer les grands. Parmi eux, son tuteur et son plus grand ami Jimmy Hoffa. La trahison suprême n'en est que plus glaçante, et c'est comme si le remord venait s'installer à rebours du récit.
C'est donc dans un spectacle crépusculaire que s'achève l'épopée des gangsters si longtemps dépeinte par un réalisateur qui disait de sa jeunesse "Dans mon quartier, on avait le choix entre devenir criminel ou prêtre". Il a choisi les deux en devenant le mémorialiste ultime d'une époque révolue. Quand un personnage (mis à part les trois principaux) entre en scène, on affiche sa date de mort, et la cause. Autant dire qu'elle est rarement naturelle... ça parle de soi. Aussi, on n'est pas sans se rappeler que Scorsese a soufflé ses 77 bougies il y'a peu. Après avoir filmé toute sa vie durant la rédemption, il vient la chercher lui-même dans un adieu non pas au cinéma mais à son univers qui l'a fait connaître. L'heure est au silence. Comme le montre un des plans les plus mémorables du film, le point de fuite se situe dans l'encadrure de la porte, à travers laquelle Sheeran semble guetter la venue d'un ami qui ne viendra plus, ou bien la mort.
Même s'il est encore tôt pour s'en assurer, Martin Scorsese nous donne fermement l'envie de croire qu'il a signé son meilleur film.