Y aurait-il une fatalité chez les grands réalisateurs ? Sont-ils destinés à revisiter leurs plus grands travaux ? Comme pour se lancer le défi ultime : se mesurer à l'héritage qu'ils ont légué à la postérité. Mais pour y ajouter quoi ? Comme d'autres, en changeant son fusil d'épaule pour regarder le seul sujet inépuisable : le temps.
Passer après Les Affranchis et Casino, modèles Béhémoth du film de mafieux ? Oui, c'est bien ça. Et vous savez quoi ? Martin Scorsese le fait sans tressaillir et ça marche. Pourquoi ? Justement parce que The Irishman n'est pas tant la suite de ces illustres ainés que leur antithèse absolue.
Soyons clairs : plastiquement, le film est tout aussi élégant. Mais un trouble s'installe très vite. Que se passe-t-il ? Pourquoi le maestro choisit de mettre cette scène en valeur plutôt qu'une autre? Pourquoi étire-t-il ce dialogue à priori anodin ? Pourquoi cette mesure dans les performances de Robert De Niro et Joe Pesci ? Pourquoi ce "de-aging" étrange, qui retire des rides mais ne cherche pas à masquer les corps flétris de ces acteurs ? Plus que jamais, Martin Scorsese livre un film dont une seule vision ne suffira pas pour en extraire toute la richesse.
Je pense qu'il s'agit d'une des œuvres les plus belles de son auteur. Formellement, c'est un aboutissement magistral. Tout ce qu'entreprend Scorsese en termes de cadrage ou de découpage, de choix de photographie ou de montage, converge vers cette donnée précieuse, le temps. Ce n'est d'ailleurs pas un hasard si le point de bascule du film se niche dans une dispute (géniale) au sujet d'un retard.
Malgré la grande beauté de l'ensemble, l'heure n'est plus au panache mais au bilan. Le bilan de ces personnages, de ces hommes qui se sont condamnés trop jeunes et passent leurs vieux jours à ressasser leurs actes ainsi que leurs coûts.
The Irishman est colossal et paradoxalement intimiste. On couvre une distance de plusieurs décennies, un temps politique éreinté par les scandales (Cuba, Castro, JFK et son frère Bobby, le Watergate), pourtant toute l'attention de Scorsese se polarise sur ces hommes à l'arrière-plan qui sont pourtant liés à l'avant-scène. Leurs conversations, leurs états d'âmes et leurs introspections. On dirait presque que The Irishman prend tout ce que Les Affranchis et Casino ont laissé de côté, tous ces moments d'une vie, au premier abord moins importants et pourtant tellement signifiants. Jusqu'à une dernière heure où tous les enjeux se révèlent. Une heure attentive, contemplative et funèbre. Terriblement belle et définitive. Bien plus dépouillée que la tragédie attendue, on est dans la conclusion testamentaire brute. Sans artifices ni trémolos, un constat sans appel et sans retour. C'est peu dire que voir de tels mythes s'offrir une dernière virée aussi ambitieuse est bouleversant. Al Pacino domine tout le casting, en devenant le cœur palpitant de cette fresque noire. Mais l'âme de The Irishman se niche bien dans la prestation de Robert De Niro, derrière ses yeux fatigués trahissant l'amertume qui se diffuse le long de ces 209 minutes. Puis évidemment, c'est un tel plaisir de revoir notre Joe Pesci, dont la magie tient à sa sobriété.
Une immense méditation sur le temps, celui qui flétrit les corps pourtant jeunes et alourdit le poids des regrets, The Irishman est un chant du cygne merveilleux, dont les intonations de In the still of the Night résonnent longtemps après le visionnage.
Un Scorsese définitif.