DANGER : ne pas lire si l'on a pas déjà vu The Witch et The Lighthouse...
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Mais à quelle « race » de storytellers ce démon de Robert Eggers appartient-il ?! Celle des croyants, bien sûr, était-on naïvement tenté de répondre après la découverte-massue de son premier long métrage, The Witch. Mais ça, c’était avant ! Avant de revoir le truc et de dépasser son choc initial. Avant aussi d’écouter le cinéaste évoquer en entretien, à l’occasion de la sortie de son deuxième long The Lighthouse, son processus créatif et sa philosophie du storytelling. Le premier basé sur un travail de documentation maniaque et une grande ouverture à la collaboration. La deuxième nourrie d’un sérieux bagage littéraire (Stevenson, Melville, Coleridge, Lovecraft, pour les noms cités) et synthétisée comme suit : « If you believe it, it’s real. »


That’s all folks ? Une affaire de croyance et d’interprétation, de goût et de couleur en d’autres termes ? Ma foi, oui et non, tant la formule, dans une certaine tradition bien ‘ricaine - celle des peu causants mais très voyants -, laisse une belle marge de manœuvre à l’auteur, et d’interprétation au spectateur. Enfin, pour peu que le second rentre dans le jeu du premier. Lequel, au fond, ne fait ici qu’exploiter toute l’ambiguïté propre au genre fantastique : cette constante hésitation/indétermination/confusion entre l’étrange et le surnaturel, l’objectif et le subjectif, la croyance et la folie, la veille et le sommeil. Soit, pour le créateur d’univers, une zone grise, floue, unheimlich, où casser la traditionnelle chaîne causale, détricoter certaines logiques (de perception, de narration), et en mode apprenti sorcier voir ce qui en résulte.


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What the fart ?!


Qu’on relise The Witch à travers cette embryonnaire grille de lecture. Où l’histoire d’une gamine qui, au départ un peu trop saine d’esprit (elle ne croit que ce qu’elle voit là où ses proches ne voient que ce qu’ils croient), va progressivement laisser sa réalité la plus intime être remodelée par le système de croyance de plus en plus paranoïaque de ceux qui l’entourent, à savoir sa propre famille et leur obsession du Mal. Résultat : un « réel cartésien » qui finit par abdiquer sous l’emprise d’un folklore l’asphyxiant irrémédiablement. D’abord par contamination quasi insensible et surenchère dans l’horreur (façon The Thing), puis, coup de grâce et de théâtre à la fois, par cette révélation : Satan en personne, venu combler de toute son aura le champ audio-visuel, le vide affectif et la toute nouvelle crédulité de la pauvre Thomasin, bien forcée de croire ce que ses yeux lui disent. Tout le film, expérience limite et subjective de cette dernière, était une contre-initiation occulte. « Cauchemar puritain » à l’issu duquel le Prince de ce Monde, subtil berger des âmes esseulées, n’a plus qu’à cueillir sa nouvelle fiancée en fleur. Rideau. Clap, clap, clap !


Et The Lighthouse, alors ? Hmm, disons, pour parler comme les détectives, que… the plot thickens ! C’est que l’ami Robert, cette fois-ci, n’est plus seul maître à la plume. Max Eggers, son propre frangin à l’origine du projet (l’idée d’un film de fantôme dans un phare à la base), était là tout au long de l’écriture du scénario pour lui renvoyer la pomme de discorde. D’où une dynamique narrative certes semblable mais aussi sérieusement (et ludiquement) embrouillée par rapport au beau et droit crescendo du précédent ouvrage. Max écrivant sur consignes de Robert le gros des deux premiers actes (les plus carrés), puis Robert se chargeant seul du dernier (le plus trouble). Demeurent ainsi les principes structurants de la conversion et de la gradation dans la folie : plus ou moins rigoureusement narré du point de vue du personnage de Robert Pattinson, le film voit peu à peu basculer ce dernier dans une perception surréaliste de son environnement, sous les influences conjuguées de l’alcool, du folklore local et de son Diabolus Ex Machina, le truculent personnage de Willem Dafoe. Mais des principes qui, en parallèle, et c’est là que ça se complique, se voient attaqués à l’endroit même de leurs points de référence.


À commencer par ces deux gardiens de phare de pacotille, auxquels on ne saurait raisonnablement se fier (l’un étant menteur, l’autre fourbe), pas plus d’ailleurs qu’ils ne se fient l’un à l’autre. Aussi, question relativisme, déjà, ça se pose là ! Alors que dire de cette île, unité de lieu bien vite coupée du reste du monde (une mer déchaînée pour tout horizon), désynchronisée du cours traditionnel du temps (abrutissement par le travail et les beuveries), assaillies de visions fantasmatiques (troncs d’arbre, sirène, tentacule…) et enfin mise sens dessus dessous par la tempête et une guéguerre virant au jeu d’influence et de massacre. Détail plus déstabilisant encore peut-être - du moins pour qui voudrait se raccrocher aux règles traditionnelles de la logique et de la grammaire cinématographique : ce lien de cause à effet, assez aberrant au moment où il s’observe, entre le banal massacre d’une mouette qui l’avait bien cherché et un brusque changement du sens du vent. Certes, Thomas Wake (l’éveillé) avait mis en garde le prétendu Ephraïm Winslow (l’esprit lent) : pas touche à la volaille, ou gare à la colère du vieux Neptune ! Mais qui, alors, pour prendre au sérieux les superstitions d’un mystificateur prenant ses vents pour de la poésie ? ? N’est pas Kadoc qui veut après tout ! (1)


Et surtout, comment expliquer ce mouvement d’appareil, a priori détaché de tout référent humain ? D’une seule et fluide coulée, la caméra quitte la scène de crime pour glisser sur la gauche et remonter le long du phare jusqu’à la girouette faisant brusquement volte-face à son sommet. Le récit ne nous était-il pas jusqu’ici narré depuis l’étroit point de vue du larbin ? la caméra à son bas, très bas, niveau ? la direction artistique retranscrivant avec la plus grande historical accuracy son ascétique univers ? le montage faisant la chronique de son morne labeur quotidien ? Certes, il y avait eu quelques anomalies (le plan inaugural filmé depuis l’île, les visions) mais toutes rationalisables dans une certaine mesure (exposition, probables rêves ou hallucinations, passé refaisant surface sous l’effet de la fatigue ou de la mélancolie, etc.). Rien de tel ici ! Le plan-séquence désignant, et à travers lui le réalisateur pointant du doigt, un lien logique entre deux évènements sans aucun rapport entre eux… sauf la prophétie de Thomas Wake ! Bascule scénaristique, figuration d’une antique croyance faisant son chemin dans un regard patiemment travaillé, ainsi Robert Eggers et son fidèle chef op’ Jarin Blaschke font-ils entrer leur film dans le registre du fantastique tel que définit plutôt : si on y croit (avec le personnage), alors ça devient réel !


Loi du genre à laquelle on pourrait aveuglément prêter foi… si les protagonistes n’en faisaient pas dans le même mouvement, comme pour nous tirer le tapis sous les pieds, l’enjeu d’une sorte de concours de bites par mensonges interposés !


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May the fart be with thee


Attention, explication à caractère psychosexuelle : maître ou esclave, archétype du trickster ou simple et terne contrefaçon, chacun se prête en effet dans The Lighthouse à ce jeu consistant, dans une logique proche de l’érotisme et du voyeurisme, à cacher ses secrets tout en en laissant transparaître assez pour titiller chez l’autre l’envie d’en découvrir plus. Avec pour vainqueur celui dont le mystère se révèlera le plus inaccessible et donc désirable - et pour ça, force est de reconnaître que ceux d’en haut auront toujours une longueur d’avance sur ceux du bas ! Du vent, en somme, autour duquel il s’agit de broder en empilant couche sur couche talk tales et autres (visqueux, nébuleux, expressionnistes) effets de mise en scène… quitte à se contredire et tant pis pour la cohérence. Parce que tout corpus mythologique est ainsi fait au fond : comme si Homère et Hésiode s’étaient mis d’accord pour ne pas se contredire… Bref, tirant sur les ficelles du théâtre de l’absurde, du grotesque et du méta (cf. les cadrages frontaux et quasi regards caméra), les frères Eggers s’amusent de cette contradiction propre à l’Homme : toujours en quête d’une vérité aux airs d’Absolu, mais plus souvent encore se dupant lui-même en prenant ses désirs pour la réalité. Qu’est-ce qui est réel et ne l’est pas alors, hein, si je suis infoutu de croire en toute bonne foi ?


Une image-somme pour résumer ce maelström nonsensique de la condition humaine ? Celle du phare sans doute, lorsque filmé à sa base, depuis l’intérieur et dans une contre-plongée totale faisant des escaliers en colimaçon s’élevant vers sa lumière, non pas une image de la transcendance ou de l’introspection, mais le tracé en ammonite d’une quête tournant 1) littéralement en rond, et 2) autour de… de quoi au juste ? Son nombril ? Une cabine à UV ? L’œil de Sauron ? Un secret si banal qu’il n’intéresse personne (celui de Pattinson, le terrien) ? Un mystère certes plus étincelant mais, si ce n’est creux, du moins sujet au doute voire à la défiance (celui de Dafoe, dieu fantoche de la mer ?) ? À moins d’y voir une simili boite de Pandore, ou bien encore le cœur évidé d’une horreur lovecraftienne ici rejouée sur le mode de la farce ? Enfin, quelque chose en tout cas dont on ne sait dire si son obsession tient de l’hybris des Anciens, de l’esprit de perversité d’un narrateur démiurge, du trouble identitaire de notre référent dans le récit, ou du pathétique le plus banal. L’objet de la quête excédant de toute façon, par le haut, le bas ou par son caractère illusoire, la capacité d’entendement d’un homme seul, misérable, aveugle et sourd à tout ce qui sort de son petit cercle d’intérêt pulsionnel.


Une surinterprétation démente au service d’une vision terrible, dira-t-on. Mais tellement drôle, même si au 15e degré, cette vision bête et méchante de l’animal humain ; et toute entière suscitée par ce spectacle digne d’un épisode de Bip Bip et le Coyote ! Mais si ! Voyez plutôt : d’un côté, un personnage de spectateur en constant surrégime fantasmatique, chacune de ses visions et réactions se retournant invariablement contre lui-même (Robert Pattinson, en mode Buster Keaton ayant troquer son corps en chewing-gum contre des œillères de mulet en rut). De l’autre, celui qui apparaît comme l’incarnation vivante d’un univers ne faisant que refléter nos doutes, vanités et inconstances humaines (Willem Dafoe, la mer changeante faite homme) (2). Il faut dire, aussi et d’autre part, que le décor se prête particulièrement à l’exercice auquel se livre ici Robert Eggers : un rocher, deux péquins, un miroir aux alouettes, c’est qui qui survivra à la comédie de l’autre ? De même qu’apportent aussi beaucoup la dynamique burlesque propre à ces deux corps mis l’un en face de l’autre. Ou le style de jeu de leurs interprètes et autres relations tendues lors d’un tournage humide, loin des studios et non dénué de sadisme.


Un peu plus en fait, et l’on pourrait y voir une sorte de croisement entre Béla Tarr et Yorgos Lanthimos, ou Edgar Allan Poe et Mack Senett, tant le produit final joue du contrepoint, souffle le chaud et le froid. Entre la préciosité de ses choix esthétiques et l’irrévérence de ses gags ; le prosaïsme de ce regard sur l’Homme et la richesse de cette langue ; ce bagage littéraire et cette ironie noire enfin : le film et son noir & blanc semble à l’image des vieux mythes et leur dualisme élémentaire. Éternelle lutte entre ordre et chaos, pas d’univers qui ne se scinde et s’autodétruise, ni de système de croyance qui ne vire à la parodie. D’où l’intérêt de remettre le clown dans sa boîte, le génie dans sa lampe et l’OVNI dans son contexte. En l’occurrence une ère de vérités alternatives et autres opinions bombardées faits indiscutables - et toutes plus hystériques les unes que les autres ! Un système de production, par ailleurs, brouillant de plus en plus les cartes entre ses pôles industriels et artistiques. Et puis, entre les deux, telle une bouteille lancée à la mer, une nouvelle génération de cinéastes se demandant lequel de ses membres sera le nouveau Brian De Palma.


Autrement dit : combien de temps avant que ledit système ne m’éjecte, moi, mes lubies auteurisantes, mon souci du contrôle et mon refus poli, du moins jusque-là, de faire dans le film de franchise ?


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Finger in the nose ?


Film d’ambiance abstrait voire obscur, récit pastiche d’une certaine tradition littéraire du XIXe siècle (post-romantique), fable amorale sur l’idiotie et la vanité : il peut être assez tentant de voir dans The Lighthouse l’œuvre d’un petit malin tendant le bâton pour se faire battre à force bouffer à tous les râteliers sans jamais rien approfondir ni prendre au sérieux.


Sauf qu’il serait un brin dommage de vouloir ainsi saisir un bâton là où, une fois l’écran de fumée dissipé, pourrait bien n’apparaître qu’un doigt ne demandant qu’à ce qu’on le tire. Celui en fait d’un jeune et vilain Ôteur concevant sa farce avec le plus grand sérieux, et son deuxième long métrage comme si c’était l’ultime. De quoi se dire, dès lors, qu’on a sans doute connu propositions plus snobs et moins généreuses.


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(1) Kadoc, incarnation du bon sens commun à l'origine du fameux dicton : « Pour savoir s’il va y avoir du vent, il faut mettre son doigt dans l’cul du coq. »
(2) Un duo pouvant aussi apparaître comme une version décalée de celui formé par Jonathan Harker et le Comte Dracula à l’arrivé de l’un dans le château de l’autre. Cela dit en sachant que Nosferatu est le film de chevet du cinéaste, celui autour duquel il tourne depuis ses débuts au théâtre jusqu’à, plus récemment, son projet de « remake ».

Toshiro
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le 6 janv. 2020

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