(ultra) Light my fire
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le 18 déc. 2019
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Je le reconnais d’emblée : si je lui ai mis une cote élevée et totalement subjective, je ne suis pas sûre que The Lighthouse soit vraiment un grand film. Nombreux sont d’ailleurs ceux qui ne le considèrent tout simplement pas comme un bon film. Mais à coup sûr, il s’agit d’une œuvre surprenante et insolite comme il en existe finalement peu dans un univers généralement prévisible et formaté.
Sa première originalité, celle qui frappe d’emblée, tient aux choix audacieux de la mise en scène : images en noir et blanc tournées en 35 mm, format carré assez inhabituel. C’est clair dès les premières scènes : la dimension esthétique va primer et le film me semble bien parti pour flirter avec le cinéma expérimental. A première vue, on peut tout autant s’en réjouir que s’en méfier : si la photographie sera à coup sûr très travaillée, on peut craindre qu’elle ne se préserve pas toujours du caractère stérile que peut revêtir ce genre d’exercice de style.
Mais voilà : à ces images ténébreuses et violentes dont la puissance évocatrice est indéniable, qui semblent surgir tout droit d’un passé fantomatique et malsain, vient s’ajouter une bande son qui nous immerge totalement au cœur d’un univers angoissant où la confrontation de l’homme et de la mer n’était pas une partie de plaisir : hurlement impétueux des vagues en pleine tempête, rires stridents de mouettes agressives, meuglement féroce et lancinant de la corne de brume. Où qu’on aille sur cet îlot de malheur, aucun moyen d’échapper à cette atroce cacophonie, à l’impression que l’homme n’a que peu de poids face à la nature indomptée. Nos deux protagonistes sont piégés comme des rats sur ce territoire aussi minuscule qu’inhospitalier dont on comprend très vite à quel point il peut rendre dément celui qui s'y attarde. D’autant qu’à cet isolement géographique correspond une solitude radicale qui amène son lot d’obsessions : il faut imaginer ce que devait être la vie dans un phare en mer en cette fin de XIXe siècle, sans aucun moyen de communication avec l’extérieur, constamment confronté à un être qu’on déteste, qu’on méprise ou pis encore, qu’on désire sans oser se l’avouer. Sans compter, en cas de pépin, le sentiment d’ un abandon total qui pouvait emporter ce qui vous restait de bon sens.
Cette descente dans l’enfer de la démence, ce déchainement des instincts les plus violents sont admirablement rendus par une esthétique expressionniste qui fait inévitablement penser à Murnau ou encore à Dreyer, mais ce ne sont là que quelques jalons du jeu de piste culturel auquel le film nous convie, du huis-clos sartrien dans lequel chacun voit s’étaler son coupable secret, aux références à Lovecraft ou Melville. La folie des personnages est admirablement rendue par l’extraordinaire prestation des acteurs, Willem Dafoe et Robert Pattinson : les corps sont figés dans des postures hiératiques ou se tordent en tous sens, burlesques pantins désarticulés comme animés par des forces qui les dépassent, les disloquent ou les transfigurent ; les visages sont grimaçants, déformés, hallucinés, comme si l’âme tourmentée s’y mettait à nu dans un dépouillement radical qui confère aux personnages une dimension à la fois mythique et tragique.
Des mythes, des légendes et des superstitions, il en est beaucoup question ici, de la sirène à l’expression grimaçante qui séduit les mortels avant de les précipiter dans le gouffre de leurs hallucinations aux abominables imprécations du gardien du phare incarné par Willem Dafoe, sorte de Protée au rire tonitruant, à l’apparence souvent terrifiante, appelant la malédiction de Neptune sur son infortuné second. Celui-ci, jeune homme plutôt instable et taciturne, devient assez vite un jouet soumis à un maître sadique dont le pouvoir arbitraire l’écrase et le prive de l’accès à la lumière du phare, qui joue un rôle fondamental dans la lutte éperdue que se livrent les personnages. Tourmenté par d’abominables visions qu’il a de plus en plus de mal (tout comme le spectateur, d’ailleurs) à distinguer de la réalité, il en parvient malgré tout à se révolter contre l’ordre établi : c'est que, contrairement à ceux qui l’ont précédé, et dont le gardien jaloux de ses prérogatives a pu jusqu’ici se débarrasser, il possède les armes pour le vaincre, sa folie s’étant déjà dans le passé avérée meurtrière, comme il le confesse à demi-mots. Mais si la haine et la colère peuvent mener au renversement des rôles du maître et de l’esclave, n’est pas Prométhée qui veut.
Je l’avoue volontiers, je n’éprouve pour ces personnages ni sympathie ni aversion, plutôt de l'horreur et de la pitié. Figures mythiques condamnées à rejouer dans cet espace hors du temps une tragédie immémoriale dont le dénouement fatal est inévitable, ils n’ont, comme dans toute tragédie, d’autre dimension que celle que lui confère la violence de leurs désirs. Mais finalement pour moi, l’intérêt du film réside ailleurs : je n’oublierai pas de sitôt les images terrifiantes et sublimes qui m’ont littéralement hypnotisée, le mugissement monstrueux des vagues, l’appel tonitruant de la corne de brume, le vain combat que l’homme en quête de domination livre à son semblable, pourtant son frère dans la douleur, sa terreur lorsqu’il se trouve confronté à une nature qui le broie, sa vanité étant à la mesure de son insignifiance. C’est pourquoi The Lighthouse figurera en bonne place dans mon anthologie personnelle, même si son caractère atypique et sa radicalité l’empêcheront sans doute de faire date.
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Créée
le 2 janv. 2020
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