Jamais nous n’avons autant entendu parler de la Grèce que cette année. Dans un pays en pleine crise économique et politique, il existe pourtant un exemple de réussite national. Un réalisateur grec audacieux au doux nom suave de Yorgos Lanthimos, tout-juste acclamé par tout le gratin de la profession à Cannes et recevant par la même occasion l’honorable Prix du Jury pour The Lobster. Toujours aussi absurde, étrange et singulier, symptomatique du cinéma de Lanthimos, The Lobster pourrait néanmoins être perçu comme l’oeuvre la plus « classique » de sa filmographie. Il faut dire que le réalisateur a quitté sa zone de confort artistique pour se lancer dans un projet d’une grande envergure porté par un casting international. Rien à avoir avec les expériences saluées et controversées qu’étaient Kineta, Canine ou Alps, qui toutes trois avaient secoués la critique internationale et reçues une salve de récompenses. Mais ce serait lourdement se tromper que d’affirmer que le réalisateur grec s’est assagi avec ce projet. A nouveau crédité à l’écriture du scénario avec son compère Efthimis Filippou, Yorgos Lanthimos nous livre une nouvelle représentation des contradictions et absurdités de notre société et un film dans la droite lignée de ses précédents films.
Le cinéma de Yorgos Lanthimos se présente comme un cinéma d’analyse par l’absurde de l’espace social. Chacun de ses films est la promesse d’un sujet complètement inventif et débridé. Quand bien même il s’agit de drame, le rire n’en est jamais dissocié et n’a jamais été aussi cinglant. Sous allures d’OFNI, The Lobster nous renvoie irrémédiablement à Her, le sublime film d’anticipation de Spike Jonze avec son héros moustachu dans une société dystopique où le couple est une obligation, comme un symbole de la perfection du système. Plus que jamais, le monde dans lequel se déroule The Lobster est régi par des règles totalitaires où le moindre manquement est passible d’une condamnation à mort, ou du moins d’une transformation en animal (ce qui revient presque au même). Mais en animal de son choix, maigre geste de bonne volonté d’une société qui s’évertue à se donner l’illusion d’un système parfait et heureux. Tout est contrôlé dans cet hôtel où les résidents célibataires n’ont que 45 jours pour trouver la partenaire idéal. Qu’il s’agisse des bals pour rencontrer sa partenaire, d’interdire toutes activités sexuelles autoérotiques, de partir en chasse contre les Solitaires (la Résistance) ou de vérifier que les résidents possèdent toujours leur vigueur sexuelle (« c’est atroce »), chaque fait et geste des résidents est surveillé et la plus infime faute au règlement est passible d’une punition (la masturbation étant proscrite, vos doigts pourraient finir toastés). Quiconque aura été un célibataire endurci s’identifiera avec une émotion non dissimulée à la difficulté de David (Colin Farrell) de vivre dans l’angoisse d’être seul alors que l’ordre régnant prône la paire.
On ne manquera pas de mettre le sujet du film en parallèle avec l’impact des nouvelles technologies qui deviennent de véritables agences matrimoniales où il faut posséder le plus de points communs pour plaire à l’autre. Ça ne vous rappelle pas ces sites de rencontre qui vous proposent de calculer vos affinités et vos chances de tomber amoureux avec un partenaire quelconque ? L’amour est un sentiment autrement plus complexe qu’une banale alchimie de points communs. Est-ce-que deux partenaires peuvent-être heureux parce qu’ils saignent tout deux du nez ? A l’inverse, être en couple ne serait-il pas plutôt l’accomplissement de l’individualisme le plus sommaire ? C’est un monde terriblement anxiogène que nous dépeint Yorgos Lanthimos, là où tous les critères qui font qu’un coup de foudre subsiste sont dénigrés au profit d’une tyrannie de l’attachement social. Pour s’opposer à ce totalitarisme matrimonial, une communauté de résistants s’organise et s’élève contre le conformisme. Ils se prénomment Les Solitaires et luttent, camouflés dans les espaces forestiers, pour survivre tandis qu’ils s’interdisent formellement toute relation sexuelle, contact un peu trop tactile ou manifestation en communauté (on danse ensemble mais chacun porte un casque et écoute de l’éléctro). Au final, ce monde n’est pas plus attirant que celui dominant puisqu’il y règne cette même volonté de se conformer à un ordre établi. Le cinéaste s’amuse ainsi à opposer deux camps aux idées aussi absurdes pour donner lieu à un monde aux problématiques insensées. Il n’y a pas à dire, la provocation grinçante du film donne matière à réfléchir sur la notion d’amour dans nos sociétés. Yorgos Lanthimos s’amuse à déjouer les attentes, briser les mœurs et nous mettre face à nos contradictions. Derrière l’apparente absurdité de la situation, l’univers mélancolique déployé qui résonne fait tristement sens jusque dans son ultime plan, interrogateur et ouvert.
Pour porter ce projet et le propulser sur la scène internationale, Yorgos Lanthimos s’est adjoint les services d’un casting d’exception. A presque quarante ans, Colin Farrell poursuit sa formidable carrière qui consiste à alterner les projets d’auteurs (Bons Baisers de Bruges, Le Nouveau Monde) et les grosses productions hollywoodiennes (Total Recall, Daredevil). En acceptant les projets européens originaux, Colin Farrell s’éloigne ainsi de son image de bad guy pour se donner corps et âme au service d’auteurs. Cela lui réussit puisqu’il délivre ici une performance physiquement déconcertante où son visage n’a -semble-t-il- jamais été aussi déconfit. Un rôle aux antipodes de la jolie performance de Joaquin Phoenix dans Her. A ses côtés, il est accompagné par deux romantiques ratés (géniaux John C. Reilly et Ben Whishaw) qui échoueront lamentablement à aspirer à une vie heureuse. Rachel Weisz incarne quant à elle une sublime et touchante Solitaire dont il est difficile de ne pas tomber sous le charme. Léa Seydoux complète ce casting hétérogène où elle incarne la meneuse des Solitaires, un personnage aussi autoritaire et sauvage qu’Olivia Colman, directrice de l’hôtel des célibataires. Et que dire de la femme sans cœur, interprétée par Angeliki Papoulia qui est sans doute le personnage le plus horrible vu au cinéma ces derniers mois.
Tout dans la mise en scène est d’une précision minutieuse. On pense parfois à un Wes Anderson qui aurait mal vécu une rupture avec cette voix-off qui nous accompagne dans ce monde tandis que chaque cadre fait l’objet d’une droiture remarquable. Lorsqu’il décrit ce monde ritualisé, Lanthimos rappelle donc Spike Jonze mais on serait plutôt tenté de penser à Lars Von Trier, notamment lorsqu’il use de ralentis étirés qui accentue l’absurdité de la chose. Le monde de Lanthimos est géométrique, froid, sans qu’aucune ligne ne puisse s’extirper de son ordre établi, à l’instar du monde dans lequel vit David et ses comparses. Là où l’Amour nécessaire ne devient le reflet que d’un mensonge commun accepté, David et cette Solitaire interprétée par Rachel Weisz doivent donner l’illusion d’être un couple en ville. A cet instant, le faux devient vrai et leur amour naît sous nos yeux avec cette passion et ce désir immuable, propre aux plus beaux coups de foudre. Mais chez les Solitaires, l’amour ne peut exister et donc ce qui s’avère être une règle imposée par la société devient un interdit dans une communauté où on ne peut que s’aimer clandestinement. Comme si le sort s’acharnait sur le personnage de David et qu’il ne pourrait jamais aimer au grand jour. C’est là tout l’enjeu d’une ultime et troisième partie d’un film qui s’est amusé à faire s’entremêler des registres bien distincts, nous emmenant de la comédie absurde au drame romantique en passant par le thriller étouffant.
Avec The Lobster, le cinéaste grec pousse l’originalité de son sujet jusqu’au-boutisme tout en faisant preuve de maîtrise, suscitant le rire et l’émotion dans un monde où l’amour, le véritable, n’est plus qu’une rare denrée permise à ceux qui s’opposent à tous les diktats. Aussi mélancolique qu’effrayant, The Lobster est un film où l’on rit. On rit même énormément, mais sans pour autant que cet étrange sentiment de malaise nous quitte au cours du film. C’est à ça qu’on reconnaît la marque des grands films, de ceux qui bouleversent, bousculent et laissent une impression impérissable. Par son absurdité et son réalisme exacerbé, The Lobster en fait partie.
Dingue ! La même critique avec des images et un extrait du film.