Sus aux célibataires et sus aux veufs ! Voilà donc que la société ne tolère plus les gens seuls, s’ingéniant désormais à recaser manu militari les âmes en peine, esseulées ici bas. Celles-ci, envoyées dans des hôtels transformés en clubs de rencontres (forcées), ont 45 jours pour trouver chaussure à leur pied sous peine d’être transformées en animal de leur choix. Un chien par exemple, ou un poney, ou un perroquet, ou même un homard… Voilà pour le pitch de départ, assez gonflé, très kafkaïen, du nouveau film de Yórgos Lánthimos qui, depuis Canine et Alps, conçoit des fables sociales partant d’un point A, tordu, menant rarement à un point Z, perdu ; dynamique dézinguée, cheminement par non-sens, nonchalant.
Avec une telle promesse d’intrigue en plein délire, il fallait pouvoir assumer et tenir le morceau in extenso, ce que Lánthimos échoue plus ou moins quand The lobster, à sa moitié, prend soudain une direction narrative moins convaincante que la précédente. La première partie dans l’hôtel est jouissive à mort, étonnante aussi dans cette description piquante et pathétique des carcans du couple érigés en nouvelle dictature du bonheur où l’homme, cette petite bête sauvage, est bravement réduit à un rat de laboratoire qu’on récompense ou punit en fonction de ses progrès (et d’épreuves) en matière d’engagement amoureux. Finis donc l’alchimie, la séduction, le coup de foudre, et bonjour l’étatisme, le renoncement, la famille parfaite. Bonjour l’angoisse.
L’autre partie en revanche (celle dans les bois) pèche par excès de confiance dans un absurde que Lánthimos force un peu trop, poussé à fond, et qui finit par lasser en ne sachant plus se renouveler ni vraiment quoi dire, même si le spectacle d’une société malade de ses propres utopies reste fascinant jusqu’au bout. Qu’importe le camp choisi, l’alternative proposée : de chaque côté, une tyrannie imposée annihilant le sel de la vie et les aléas de l’existence. L’une transforme en animal comme représailles au célibat, quand l’autre tue et torture pour finalement le revendiquer. Il n’y aurait donc point de salut pour l’amour, réduit à des injonctions et à des règles, des bisous sur commande (quand il n’est pas aveugle, littéralement). Comme disait l’autre (George Elgozy), "Qui est plus libre : le célibataire qui vit en dictature, ou l’homme marié en démocratie ?".
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