« Ce n'est pas le rince-doigts qui fait les mains propres ni le baise-main qui fait la tendresse ». Voilà à quoi me fait penser ce film : le conformisme décrié par Léo Ferré dans sa Préface, en 1956. Pour paraphraser l’artiste, je dirais que dans The Lobster, l’amour est concentrationnaire, dans les deux camps.
Car dans la société qui nous est décrite par Yorgos Lanthimos, et qui n’est pas dans le futur, en 2084 ou dans dix siècles, mais qui s’inscrit dans un paysage qui est le nôtre, dans cette société disais-je, le célibat et l’onanisme sont catégoriquement proscrits au point que ceux qui ne s’inscrivent pas dans cette norme (à la suite d’un décès ou d’une séparation, par exemple), sont envoyés dans un hôtel, centre de rééducation qui accorde à chacun 45 jours pour trouver chaussure à son pied et se remettre dans le droit chemin, sans quoi ils sont réduits à l’animalité, accordant toutefois des délais supplémentaires à ceux qui parviennent à capturer les solitaires, ces résistants qui refusent le diktat de la vie en couple.
On est dans une sorte d’Hôtel California où l’on vous offre une cure pour vous désintoxiquer de la vie en solitaire. Un hôtel Overlook rempli de fantômes inaccessibles faute de correspondance où ce n’est pas la solitude qui vous achève, il y a du monde, mais l’incapacité à trouver un point commun précis avec d’autres personnes. Ce n’est pas l’inspiration que l’on cherche, mais l’amour, avec un « a » minuscule car il n’est pas ici question de sentiments, surtout pas. L’hôtel est un labyrinthe où les jours sont comptés, et la référence à Shining est évidente. L’hôtel comme prison, allégorie d’une société qui vous écrase, qui vous enferme et vous condamne. Car les hommes et les femmes de cette société sont quasi irrémédiablement seuls et pour beaucoup cet hôtel sera l’endroit où ils finiront leurs jours, sorte de camp de concentration moderne, voire d’extermination, où la fin est plus douce, la chambre à gaz remplacée par une salle d’opération vous transformant dans l’animal de votre choix, le plus souvent en chien…
Et les résistants dans tout ça ? On pourrait croire à un moment que les solitaires seraient l’équivalent des hommes-livres de Fahrenheit 451 mais il n’en est rien, ces opposants sont aussi puritains que les autres, leur modèle est aussi terrifiant, totalitaire. Lanthimos dénonce ici une forme de puritanisme que nous colportons tous plus ou moins, inconscients du rôle que nous jouons dans notre propre aliénation.
Evidemment, le choix de la dystopie est là pour nous parler de nous, de notre société excessivement normalisante. Il est question ici de la pression qu’on nous met ou qu’on se met soi-même, et de la culpabilisation qui va avec : si tu es célibataire, il y a forcément quelque chose qui cloche chez toi, tu dois être en couple ! Et selon les groupes, la composition sexuelle de ce couple n’est pas toujours libre, on l’a vu au moment des manifestations contre la loi sur le mariage pour tous, le couple pour certains est forcément hétérosexuel, les autres formes d’union étant considérées comme contre-nature… La pression est là, imposant une norme, un comportement exclusif, et ce film nous montre de façon saisissante vers quelles dérives on tend lorsqu’on impose aux autres ses propres choix…
The Lobster nous interroge ainsi sur la direction que nous prenons. Les normes sur les corps sont de plus en plus fortes, le poil est en voie de disparition, les odeurs forcément suspectes, n’allons-nous pas justement vers une forme de rapport au corps et à l’autre encore davantage standardisé, hygiénisé, sécurisé, où il est davantage question de caractéristiques et de critères que de sentiments ? Ne sommes-nous pas dans une période où les individus se sentent de plus en plus seuls et où l’on rationalise de plus en plus les relations amoureuses, l’amour pouvant être trouvé par le biais de caractéristiques, de choix cochés dans des questionnaires de sites de rencontre ? Je ne dis pas que tout est à jeter, certains de ces sites peuvent être utiles, mais est-cela l’amour ? Ne peut-on concevoir de relation amoureuse entre des êtres humains autrement ? N’y a-t-il plus de mystère dans l’amour ? La passion serait-elle en voie de disparition, dans une société où tout est calculé, où la concurrence s’exacerbe, ou la poésie se fait de plus en plus rare ?
Le film pose ce genre de question, il appuie là où ça fait mal, avec des touches d’humour glaçant. On y rit jaune : dans cette société, pour consolider un couple, on vous attribue des enfants, ça peut aider ! Les résistants, pour ne pas se toucher, dansent seuls sur de la techno… Une musique de violon impeccable, une belle photographie, des interprétations exceptionnelles, le film est bien mené, en terres irlandaises, avec une esthétique pointant la froideur de cette société.
Voilà donc un film intéressant, original, un peu maladroit par moment, et qui se perd un peu dans les bois de sa deuxième partie, mais qui a le mérite de nous forcer à nous interroger sur nos soumissions, sur les stéréotypes que la société dans laquelle nous vivons véhicule, sur les injonctions que nous acceptons sans trop se poser de question. « L’embrigadement est un signe des temps, de notre temps » disait Léo Ferré, pour le paraphraser une fois de plus, l’amour n’est pas un bureau d’anthropométrie, nous vivons une époque Meetic, nous sommes au bord du vide :
« IL IMPORTE QUE LE MOT AMOUR soit rempli de mystère et non de péché, de tabou, de vertu, de carnaval romain des draps cousus dans le salace ». Un message qu’il n’est peut-être pas complètement inutile de rappeler.