"The Manxman", 1929, Alfred Hitchcock
Comme un film de Rossellini, The Manxman s’ouvre sur un mélange d’images de fiction et d’images documentaires sur des pêcheurs de l’île de Man. Très vite, le récit saisit trois personnages dans ce cadre, pour raconter l’éternelle histoire du triangle amoureux. Histoire banale, en apparence, mais ô combien hitchcockienne. Car le « triangle » est la figure par excellence de son cinéma. Par cette histoire, Hitchcock continue d’approfondir l’arithmétique et la géométrie de sa mise en scène, encore muette, autour du schéma du triangle. La logique secrète de ses découpages, toujours menée par un jeu de figures, rejoue en écho visuel les relations qui unissent les personnages. Le cinéaste préférera toujours, tout au long de sa carrière, les histoires à trois plutôt qu’à d’eux : deux femmes pour un homme (Vertigo, …) ou deux hommes pour une femme (Dial M For Murder, …).
Autre figure marquante dans The Manxman, la roue du moulin, tournée par deux fois : par la femme avant d’embrasser son amant ; par le père lors du mariage de cette femme avec le mari officiel. La roue, une fois lancée, ne s’arrête plus, elle embarque les personnages jusqu’à l’aboutissement de leur sort tragique. C’est la spirale infernale, la mécanique fatale, le piège inexorable, autre motif essentiel du cinéma d’Hitchcock : du cercle du « ring » de boxe au générique introductif de Vertigo, en passant par le moulin de The Manxman.
Le personnage principal de The Manxman est le mari trompé (interprété par Carl Brisson, héros musculeux de The Ring), époux complètement aveugle à la situation triangulaire dans laquelle il n’est qu’un pion. C’est le héros pantin, le « zéro » comme personnage principal (Roger « O » Thornhill, La Mort aux trousses, entre autres) : notre héros est un spectateur impuissant, qui regarde par la fenêtre (comme Jeffries dans Fenêtre sur Cour) son meilleur ami parler au père de la femme qu’il aime, faire le messager pour demander la main de cette femme. Le spectateur sait pertinemment que l’ami en question aime aussi cette femme, qu’il la lui volera sûrement. Nous sommes dans le mélodrame, genre à la mode dans les années 20, et il est vrai que le protagoniste peut paraître très benêt. Mais il rejoint toute la galerie de ces protagonistes impuissants, écarté du monde réel, du monde des « puissants », celui des amants. Eux vivent vraiment : en haut du moulin, ils s’embrassent près de la roue, scène de « vérité » d’un amour caché, première version du haut du clocher dans Vertigo. Les escaliers mènent à la connaissance du secret, comme l’analysaient Rohmer et Chabrol à propos de Vertigo.
Vertigo revient souvent à l’esprit en voyant The Manxman. Un personnage meurt, puis revient d’entre les morts. Un autre personnage contemple le précipice, tenté par le suicide… Les lumières blanchâtres sur le torchis des maisons de l’île de Man, les reflets sur les arbres lors de l’escapade en forêt, la dangereuse descente le long des roches jusqu’à l’océan, évoquent aussi son futur chef d’œuvre de 1958. Anny Ondra, excellente blonde hitchcockienne des débuts (jusqu’à Chantage, l’arrivée du parlant brisant sa carrière à cause de son léger accent de l’Est…), évoque par ce rôle aussi celui de Judy dans Vertigo : entre deux hommes, elle n’accomplit jamais son désir. On sait qu’Hitchcock peut être mysogine, mais parfois, il semble en empathie totale avec la tragédie féminine dans des sociétés où la morale est étouffante. Toute la question est de savoir si cette femme va survivre à son amour adultère, pouvoir accomplir son désir réel, vivre avec l’amant qu’elle aime, garder son bébé (dans Vertigo, l’origine du malheur remontait au bébé subtilisé à Carlotta Valdès).
D’autres trouvailles de The Manxman réapparaîtront dans ses films les plus célèbres : par exemple, la fumée noire, signe de l’arrivée du malheur, ici avec un bateau à l’horizon, dans L’ombre d’un doute avec l’arrivée d’un train.
Le choix des vêtements, l’héroïne vêtue tout de noir quand elle est au plus bas, puis emmitouflé comme une nonne ou un fantôme dans les dernières scènes, montre déjà le soin du cinéaste pour le choix des costumes, soin qui tournera à l’obsession aux côtés de la grande Edith Head dans sa période Hollywoodienne (et notamment les fameuses couleurs des robes qui suivaient l’évolution psychologique du personnage de Grace Kelly dans Dial M For Murder). Cette image de l’héroïne blonde, entièrement vêtue de noir, observant sa propre maison dans la nuit, évoque aussi Murnau et L’aurore, réalisé deux ans auparavant. Hitchcock avait rendu visite au cinéaste allemand sur le plateau du Dernier des hommes. La beauté des décors naturels dans The Manxman, des paysages soufflés par le vent, pris dans un éclairage expressionniste, relie aussi le film à City Girl, que Murnau tourne à peu près au même moment.
L’expressionnisme influence aussi Hitchcock notamment dans le génial premier acte, de nuit, avec la lumière du phare qui ne cesse de tourner, et donc d’éclairer quelques secondes les visages, avant de disparaître, lumière enivrante, répétitive… et circulaire.
La période muette d’Hitchcock contient donc plus de réussites que le cinéaste ne voulait lui-même le reconnaître : The Lodger bien sûr, première pierre à l’édifice de sa légende du Maître du suspense, mais aussi Downhill, The Ring et The Manxman. On peut arguer qu’il y manque le sel du cinéma hitchcockien, la peur, l’intrigue à suspense, comme moteur du film. Mais justement, ses œuvres de jeunesse, encore dénuées de ce vernis du thriller, révèlent les angoisses tapies derrière les histoires criminelles. Il s’y cache toujours le « mélo », l’histoire d’amour. L’angoisse du doute : est-ce que « l’autre » m’aime ? Est-ce que l’autre est celle ou celui qu’il ou elle prétend ? En cela, le cinéma à venir d’Hitchcock est réellement l’œuvre d’un tragédien : ses films inspireront, selon la définition que donne Aristote de la tragédie, « terreur et pitié ». Psychose et Les Oiseaux font peur, parce que Marion aime Sam et qu’elle veut le rejoindre, parce que Mélanie a du désir pour Mitch. Vertigo fait d’ailleurs plus pleurer qu’il ne fait peur, et c’est son plus beau film. Downhill, The Ring et The Manxman étudient cet aspect sentimental, en réalité au cœur de toute l’œuvre à venir. Ses thèmes apparaissent plus nettement, comme mis à nu : peur de l’abime, amoureux, et social aussi, avec ce vertige d’être banni, de n’être plus personne, anéanti, d’être accusé à tort… Le poids de la culpabilité, évidemment, est déjà là, face à la chape de plomb de la morale, de la religion, et surtout du regard des autres… Le regard est déjà au centre de la pensée d’Hitchcock, le tout dans une forme héritée des expressionnistes, déjà maîtrisée, et déjà personnelle.