The master spearman (Saké, femmes et lances), Tomu Uchida 1960
A la fin du XVIème siècle, quelques années avant l’instauration du shogunat Tokugawa (1603-1868), un samouraï expert du maniement de la lance, Kurando Tomita, est condamné au seppuku suite à la disgrâce du neveu et héritier de Hideyoshi (personnage historique important, qui unifia le Japon juste avant le shogunat). Le film commence par une magnifique séquence montrant le retour de guerriers après une bataille, et finit avec la bataille de Sekigahara, où les forces de Ieyasu Tokugawa vainquirent le clan Hideyoshi, peu après la mort de celui-ci.
The master spearman est donc un gidai-geki (film historique), sans être un film de sabre (chambara), dont Tomu Uchida a été un des grands représentants, avec le magnifique Le Mont Fuji et la lance ensanglantée (1955) et la saga de Musashi Miyamoto (6 épisodes, de 1961 à 1971). Le ressort dramatique principal du film est le seppuku (hara-kiri) que refuse dans un premier temps Kurando, puisqu’il accepte de faire dans une cérémonie publique finalement interrompue par un contre-ordre de Hideyoshi, et que Kurando refuse de nouveau après la mort de celui-ci. La critique du bushido, le code des samouraïs, que manifeste le personnage lui-même en parlant de farce et en s’enivrant de saké à chaque fois qu’il est question de son suicide, rejoint ainsi celle d’autres films japonais des années 60, dont le célèbre Hara-kiri de Kobayashi filmé deux ans plus tard.
Le film insiste aussi sur un personnage féminin, Umeme, qui tombe amoureuse de Kurando et participe de sa transformation et de son choix de retraite loin des intrigues politiques et des codes figés du bushido. Cet exil volontaire et cette relation amoureuse plus libre bien qu’encore ritualisée occupe une bonne partie du film, entre la scène du seppuku et du saké et la bataille finale, et donne tout son sens au film, moins incohérent qu’il n’y paraît si on y voit avant tout une critique de l’ordre politique, ses manigances, ses sacrifices, et son indifférence au sang versé. Cette critique du pouvoir apparaît nettement lors de la magnifique scène du sacrifice (historique) des 31 femmes et des enfants assassinés hors champ, la caméra ne montrant que des rigoles de sang. Umeme et sa sœur Sakon apparaissent d’ailleurs pour la première fois lorsqu’elles portent des fleurs sur la tombe des femmes et des enfants sacrifiés.
Les scènes de spectacle (danse de la lance, théâtre Nô) ou de cérémonies politiques, magnifiquement filmées par Tomu Uchida qui montre une fois de plus sa maîtrise de la couleur, semblent n’avoir finalement pour fin que de dénoncer la nature du pouvoir, incarné notamment par deux personnages historiques importants dans l’histoire du Japon, Ieyasu Tokugawa qui, loin des représentations positives du fondateur du shogunat, est présenté ici comme un homme perfide, calculateur et sans pitié, et Hideyoshi, qui apparaît sous un masque grimaçant de théâtre Nô avant le massacre des femmes.
L’opposition entre la vie simple et paysanne (la pêche) et la théâtralité des rapports de pouvoir (le masque grimaçant de Hideyoshi) est révélée de manière explicite à plusieurs reprises, dans la transformation de Umeme la comédienne et danseuse, qui porte désormais un fichu de paysanne sur la tête, dans le départ de Sakon, qui quitte la maison de Kurando et Umeme rassurée sur leur bonheur en disant « un acteur sait quand il faut quitter la scène », ou encore lorsque le samouraï qui vient rendre visite à Kurando avoue qu’il envie presque sa place. Pour Tomu Uchida, connu pour ses idées communistes (prisonnier à la fin de la guerre par les Chinois, il avait décidé de rester en Chine, ne rentrant qu’en 1953), la politique n’est qu’un théâtre pervers et sanglant, qu’il filme avec des couleurs sombres ou flamboyantes, tandis que les activités journalières du samouraï paysan (bêchage, coupe du bois) et de sa femme (tissage), sont presque des vignettes naturalistes montrant la vie simple du couple avec des couleurs pastel tendant au vert. Uchida fait d’ailleurs peut-être allusion, en mettant en scène ce retour à la ruralité, à la confiscation des armes sous le règne Hideyoshi (Grande Chasse à l’épée de 1588), qui marqua la fin des guerriers paysans (et des moines soldats bouddhistes) et conduisit à une redéfinition des rapports entre l’autorité guerrière et les populations rurales et à l’instauration d’une hiérarchie sociale séparant et opposant l’aristocratie et les samouraïs au reste de la population. L’éloge de la lâcheté prononcé par un Kurando désormais occupé à des occupations « basses », celles d’un guerrier paysan, à contre-courant de l’Histoire politique et sociale du Japon, prend clairement un sens politique, presque anarchiste, qu’expriment les rires tonitruants accompagnés de grandes rasades de saké de Kurando face à la dramatisation et à la ritualité absurde du bushido et du seppuku.
On assiste cependant à une nouvelle transformation de Kurando, lorsqu’il prend la lance dont il n’avait pas su se débarrasser et, malgré un dernier éclat de rire et une rasade de saké, reprend les armes en disant « un homme doit suivre son devoir », l’histoire parallèle, bucolique et presque élégiaque (élégie de la pêche et du saké) recroisant la grande Histoire tragique et bouffonne dans laquelle elle disparaît.