Bryan Bertino, c’est un type que l’on connaît surtout pour son premier film, The Strangers. Qui est, quand on y revient, un maillon assez singulier de l’histoire du cinéma d’horreur moderne – sur pas mal d’aspects, il traite des même thématiques que la vague du torture porn des années 2000 (le postulat de départ est pas très différents du Funny Games de Haneke, par exemple), mais il le fait sur un mode très froid, très distant, qui centre avant tout la vulnérabilité humaine et les relations entre les personnages, dans un style d’écriture et de traitement visuel qui est vachement en avance sur son temps. Que ce soit Mike Flanagan période Hush, ou la nouvelle vague de la Renaissance Horrifique, on retrouve beaucoup de cet ADN dans les années 2010, ce qui fait de Bertino quelqu’un qui a décidément vu le vent tourner, et décidé de faire des choses intéressantes dans les courants d’air.
Flash-forward jusqu’à 2016 – Robert Eggers, Jennifer Kent et David Robert Mitchell sont passés par là, et en attendant l’arrivée de Jordan Peele et de Ari Aster sur le devant de la scène, la nouvelle vague de l’horreur lèche les rivages des cinémas. Et Bertino sort un nouveau film. Qu’en est-il ?
Le gros défaut de The Monster, c’est peut-être tout simplement d’être sorti trop tôt – de nos jours, financé par un distributeur spécialisé ou par une plate-forme de VOD, il aurait eu beaucoup plus de moyens ; mais en 2016, pas plus de trois millions de budgets. Des millions qui sont bien utilisés, mais les coutures se voient quand même beaucoup. Notamment dans les décors du film, qui sont peut-être son plus grand défaut. Au bout d’un moment, vous allez forcément vous rendre compte qu’il y en a à peu près trois, et qu’ils ont vraiment construit le minimum du minimum syndical – le site du crash de l’ambulance vers la fin du film est vraiment frappant à ce niveau, avec ses arbres placés au millimètre près, qui sont très jolis mais alors donnent vraiment, vraiment l’impression d’être dans un entrepôt reconverti en studio que dans une forêt. De la même manière, le « Monstre » du titre … est pas franchement réussi, ce qui est, vous en conviendrez, quand même un gros problème. Qu’ils aient refusé d’avoir eu recours à des CGI, c’est plutôt une saine démarche, mais les effets pratiques à la place sont … pas excellents – le design de la créature fait assez rudimentaire, et elle a un côté assez plastique, assez basique, qui n’inspire pas exactement l’épouvante. Et on la montre beaucoup trop, en plus, ce qui n’arrange rien (un critique a comparé le film à Alien, et euh, je sais pas ce qu'il avait fumé le garçon). C’était probablement nécessaire pour le propos du film, mais ça contribue à beaucoup réduire la tension dans la seconde moitié du métrage, après un début honnêtement glaçant.
Car oui, c’est aussi un film avec des qualités. La plus évidente (mais pas la plus importante, on va y venir), c’est que comme un pur exercice de tension, c’est souvent extrêmement réussi. Bertino rate un peu le survival (d’où encore une fois, une baisse de forme vers la fin), mais maîtrise très bien l’horreur. Il laisse le récit se poser, introduire la tension très, très lentement, et la monte tout doucement pendant une période qui dure bien de vingt à quarante-cinq minutes. Tout le monde n’aurait pas eu cette patience, et force est de constater que ça marche divinement bien. Le glissement d’une situation normale à l’horreur est géré comme peu de films savent le faire : en s’appesantissant sur les détails d’une situation à fortiori réaliste (être coincé sur une route paumée, la nuit, en plein orage), il arrive non seulement à créer un ancrage immédiat du spectateur dans l’action, mais aussi à introduire avec une précision (peut-être trop) mathématique une bonne quinzaine de set-up/pay-off impeccablement gérés. C’est peut-être parce que le film joue sur certaines de mes phobies à moi, mais j’étais authentiquement pas bien pendant toute la première moitié, et ce genre de profond inconfort, ça se chérit. Inconfort un peu tempéré quand on se rend compte qu’en fait le film est un remake sur une heure trente de la scène de la chèvre et du T-Rex dans Jurassic Park, certes. Mais après tout, quitte à copier, autant copier une des meilleures scènes de suspense du cinéma Hollywoodien …
Ce qui fait que The Monster est un film vraiment fascinant, en revanche, ça ne tient pas de ses pures mécaniques de suspens. On est pas vraiment dans du train fantôme à la James Wan. Il y a un vrai propos servi par la narration – un propos qu’on ne peut expliciter qu’en spoilant un peu le film, donc voici une balise. Je me contenterais de dire avant de passer au détail que c’est un récit remarquablement nuancé sur la violence des relations entre parents et enfants, et qui assume son propos avec un radicalisme rare et sain.
Bon, maintenant, l’explication.
La métaphore du film est au final, assez explicite sans trop l’être (attirer directement l’attention dessus dans le texte aurait été affreux, je suis très content que Bertino ait évité ce piège). Une mère abusive et sa fille, piégées dans une voiture la nuit, tourmentées par un monstre. Ou plutôt, une fillette piégée dans un voiture la nuit, tourmentée par une figure maternelle qui s’est dédoublée : d’un côté la mère humaine, vulnérable, parfois tendre, et de l’autre un monstre qui détruit tout ce qu’il touche. Les flash-backs qui rythment le récit illustrent ce dédoublement, surtout l’avant-dernier, où la mère, en manque, menace et bat sa fille pour qu’elle lui donne de l’alcool. La faim la transforme en bête, et Bertino la filme, elle et son conjoint, comme des monstres, rampant presque au raz du sol, dérangeant (comme tout bon croque-mitaine) la petite fille cachée dans sa tente à la cave. La mère frappe la fille au visage, d’un coup sec – et, dans l’intrigue au présent, l’assaut du monstre sur l’ambulance finit par donner à la fille une plaie au même endroit. L’histoire se répète, d’abord comme tragédie, et ensuite comme … film d’horreur.
Ce n’est pas que le film se livre à une condamnation manichéenne et simpliste de la mère non plus. Justement, ce dédoublement est une très grande source de nuance. La partie abusive, violente, incarnée par le monstre, est sans aucune excuse ; mais il y a aussi la mère humaine, vulnérable, qui veut protéger son enfant, qui a des moments de tendresse et d’amour véritablement touchants. Il n’y a pas de caricature de la violence parentale comme le produit d’une monstruosité absolue – mais plutôt un constat très humain sur le fait que les hommes, et les parents comme eux tous, sont multifaces et capables de tout. Le tout à vue d’enfant, bien sûr. Le film est une réflexion active sur comment vivre dans cette situation. D’où la séparation de la mère en deux entités distinctes.
Et maintenant, l’explication qui spoile la fin.
D’où évidemment, le fait que la mère se sacrifie à la fin. La partie humaine accepte que son enfant doive partir, doive la laisser derrière, pour pouvoir progresser loin de la peur du « Monstre » : son addiction a amené sa fille à l’aider pendant qu’elle vomissait dans les toilettes ; elle expie et libère sa fille en vomissant du sang à la fin du film, dans un plan qui est très clairement un parallèle avec cette scène antérieure. Et aussi de la possibilité, jamais trop éloignée, que la fille puisse rejoindre la mère : on la voit, au début, faire preuve d’une très grande violence envers elle, et il y a cette symbolique du briquet, avec lequel la mère joue, et qui semble la remplir d’horreur quand elle le voit entre les mains de sa fille. Oh, et, d’ailleurs, une autre symbolique très travaillée, c’est tout ce qui tourne autour du feu et de l’alcool : la mère boit, mais finit par utiliser de l’alcool médicinal pour créer une torche contre le monstre (ce qui est assez riche niveau symbole, Prométhée, tout ça tout ça) ; et la fille finit par brûler le monstre, bouclant la boucle.
Même si The Monster est très loin de la perfection, c’est un film assez admirable dans le travail qu’il exécute tant dans sa forme que dans ses thématiques : il y a une approche vraiment holistique dans le travail de Bertino, une tendance à concentrer tous les aspects de son film autour d’un cœur, d’un concept, et de poursuivre ce fil jusqu’à l’extrémité. Peut-être que ça ne donne pas du grand cinéma, mais ça résulte en tout cas dans une œuvre profondément nuancée et intéressante. C’est assez bien pour moi.