Douglas Is Cancelled
7.6
Douglas Is Cancelled

Série ITVX (2024)

Steven Moffat a été, a de multiples reprises, taxé de misogynie.

C'est un fait. Est-ce que c'est une vérité ? Pas vraiment, ou, en tout cas, pas sans nuance. La carrière de l’auteur britannique s’est construite s’est toujours basée sur la forme de la comédie, de la comédie romantique pour être plus précise – de son propre aveu, même quand il écrit de la science-fiction pour Doctor Who, c’est comme cela qu’il pense à ses scénarios, qu’il les construit. Et ça résulte, logiquement, en un certain essentialisme, une façon d’écriture les hommes et les femmes toujours sur la base de certains clichés. Qui, au demeurant, mettent plutôt les femmes en valeur – dans les mondes de Moffat, elles sont toujours la garantie morale, ont toujours le dernier mot, plus intelligentes et plus compétentes que leurs homologues masculins, qui, quand bien même ils seraient des génies (venus ou non de l’espace), sont tous constipés émotionnellement et ont besoin d’un contact avec le féminin pour fonctionner comme êtres humains normalement constitués. Cependant, force est de constater que, quand bien même il est préférable de traiter les femmes comme objet de vénération plutôt qu’objet de haine … dans l’idéal, il faudrait mieux ne pas du tout les traiter comme des objets dont le but principal est d’accompagner le héros dans leur transition vers une existence plus vertueuse (le mot de transition n’est pas un hasard – les histoires de Moffat ont toujours eu un lourd sous-texte trans, accompagné d’une communauté de fans internet très dévouées). Ces faiblesses ne veulent pas, cependant, dire que les idées de Moffat ne sont pas valides comme structures de scénario : il peut en tirer de très bonnes histoires (les saisons Clara Oswald de Doctor Who, les meilleures de l’histoire de la série, bien trop sous-estimées dans nos vertes contrées) … mais aussi de beaucoup moins bonnes.

Depuis son départ de Doctor Who, c’est surtout ces dernières qui prédominent. La dernière saison de Sherlock a été un flagrant échec, s’enfonçant complètement dans un marasme nostalgique de vieux geek qui prouvait, comme d’ailleurs Dracula (2020), que Moffat et Mark Gatiss forment une très mauvaise équipe de co-scénaristes, décuplant les pires aspects l’un de l’autre. La minisérie au vampire avait au moins le mérite de marquer une évolution chez Moffat : le héros est encore une fois un génie ténébreux, Prince des Ténèbres même, mais cette fois-ci, pas de rédemption, pas de prise de conscience, avec au contraire un dernier épisode, assez raté sur plein de plans, mais qui mettait en avant tout le pathétique d’un immortel forcé de trouver un sens à sa vie absurde dans la conquête et la destruction des femmes. C’est une qualité qui disparaissait de ses deux projets suivants, sortis en 2022, Inside Man et La Femme du Voyageur dans le Temps, qui reprenaient ses clichés habituels sans beaucoup d’évolution, et en s’égarant assez largement dans des précipices inconfortables de sous-texte mal géré. Entre ça et un épisode assez médiocre réalisé pour le reboot/continuation de Doctor Who sur Disney+, on était en droit de se demander si celui qui avait été un des papes de la série britannique n’était pas en train de sévèrement sucrer les fraises. Une inquiétude pas mitigée par l’annonce de ce Douglas Is Cancelled, vendu comme une satire de ladite « cancel culture ». Un sujet qui fait peur de la part d’un boomer revendiqué comme l’ami Steven, d’autant plus quand on connaît certaines de ses accointances avec des milieux prétendument gauchistes mais d’un conservatisme social virulent (ne regardez pas ce que pense une de ses collaboratrices régulières, Frances Barber, sur les personnes trans, c’est déprimant).

… Donc, Douglas is Cancelled est de très loin ce que Moffat a écrit de meilleur depuis son départ de Doctor Who, est de très loin l’une de ses meilleures séries, et marque un sévère retour en forme.

Les deux premiers épisodes peuvent laisser craindre le pire. C’est drôle, certes, dynamique, indéniablement, quoiqu’il aurait été difficile de se planter complètement avec une galerie d’acteurs aussi talentueux (Karen Gillan et Alex Kingston de Who, Hugh Bonneville de Downtown Abbey, Ben Miles aperçu récemment dans Andor). Mais on ne sait pas très bien où ça va, cette histoire de présentateur de télé menacé par un tweet qui devient viral, et il y a un certain nombre de digressions comiques à base de personnages secondaires pas très heureuses, entre cette jeune fille supposée être satire de la culture de gauche moderne (je me refuse à employer le mot « woke », comme n’importe qui doté à la fois d’un cerveau et de sens commun), mais dont les interventions surécrites tombent à plat, ou ce comique incompétent au service de la chaîne de télévision. Ça se suit comme une espèce de mélange entre une des séries d’Armando Ianucci, à la The Thick of It ou Veep, et une sitcom anglaise un peu méchante mais pas trop.

… Et puis, à exactement la moitié, on comprend où la série veut en venir.

Douglas is Cancelled est infiniment plus méchant, plus vénéneux et plus corrosif qu’on pourrait le croire. Moins qu’une sitcom, c’est The White Lotus au royaume de Léa Salamé: les références à Veep ou A La Maison Blanche prennent tout leur sens dans le plein contexte d'une parodie atrabiliaire et féroce. Le rire se tait brutalement, surtout dans l’épisode 3, absolument magistral, un huis clos absolument étouffant et délétère. La série ne porte pas du tout sur les dérives de la prétendue « cancel culture », au bout du compte – mais sur la façon dont le vocabulaire de la justice sociale et du féminisme peut être détourné, exploité pour que les uns puissent se dédouaner de leurs responsabilités, et pour que les autres puissent commettre leurs crimes. Le point de vue bascule de Douglas à sa compère féminine (et c’est, de façon notable, la première fois que Moffat a une série vraiment menée par un personnage féminin), Karen Gillan donne peut-être sa meilleure performance d’actrice, et la série éviscère absolument Douglas et toutes les compromissions, toutes les petites médiocrités qui ont composé son image de monsieur-tout-le-monde, d’homme parfait (il n’est pas difficile de voir là-dedans un mea culpa, une certaine autocritique, tout particulièrement lorsque le personnage de l’auteur de comédies se lance dans une diatribe très drôle sur le fait que les scénaristes sont une minorité aussi opprimée que les femmes). Tout ça se jouant à travers de longues, longues scènes de dialogue, presque théâtrales, mais incroyablement dynamiques en termes de montage, et soutenues par des acteurs qui permettent une montée en puissance proprement démente.

Le fait que les sous-intrigues comiques de la première partie persistent malgré tout un peu est certes un défaut – la mécanique de la série est impeccable, mais elle donne aussi une impression de manque de finition délibérée : comme si elle essayait de capter sur le vif, de façon brouillonne et soudaine, des états émotionnels très complexes et douloureux. Ca ne marche pas toujours parfaitement, mais la cruauté et la pertinence de l’ensemble percent, toujours, irrévocablement.

« C’est une grande victoire pour les femmes. »
« J’aurais aimé que ce soit une victoire pour moi. »

Addendums: avec spoilers (laissez-vous surprendre ! ça vaut le coup !) :

1. L’amertume de la « victoire » de Madeline est tellement bien rendue, non seulement par ces dernières répliques, mais par le fait qu’elle a assimilé le langage de la manipulation dont elle a elle-même été victime – regarder les scènes où elle parle à Douglas après avoir vu l’épisode 3 est très intéressant, et d’autant plus tragique.

2. Il est particulièrement intéressant que Madeline soit, par pas mal de côtés, assez peu sympathique, et encore plus qu’elle s’affiche pleinement comme une Conservatrice – une décision scénaristique vraiment intrigante et qui ajoute beaucoup à la complexité du personnage et à l’ancrage politique de la série.

3. En fait, plus que la « cancellation », c’est vraiment la fin d’une amitié que raconte la série. Douglas et Madeline, clairement, ont bien cette « chimie » dont parlent les gens : ils sont véritablement amis, et elle est probablement la seule personne qui le comprenne et le soutienne véritablement (c’est pas sa femme qui va l’aider, elle le déteste clairement). Mais il est à jamais incapable de passer la barre du minimum moral, pourtant bien basse, de dépasser sa honte et faire ce qui est juste. Plus que la comédie, ou l’horreur, c’est profondément triste. Et beau, d’une certaine manière.

EustaciusBingley
9

Créée

le 29 juin 2024

Critique lue 83 fois

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