Dans le Bombay actuel, Mumbai, et ses presque vingt millions d’habitants, erre un homme, Ramanna (l’excellent Nawazuddin Siddiqui, inquiétant à souhait), le front barré d’une grande cicatrice oblique, pareil à tant d’autres mendiants. Mais, fierté oblige, lui ne mendie pas d’incertains moyens de subsistance. Habité par le souvenir de Raman Raghav, serial killer qui traumatisa Bombay dans les années 1960, et terrifiant jusqu’à sa propre sœur, il tue, persuadé que Dieu lui dicte ses actes, et survit grâce à l’argent ainsi récupéré chez ses victimes et aux biens qu’il leur vole et met en gage.


Lancé à sa poursuite, le talonnant même, Raghavan (Vicky Kaushal), jeune commissaire intense et survolté, qui se vante de ne jamais dormir mais tait les doses régulières de cocaïne qui lui permettent de sillonner continuellement cette ville sans sommeil, quand il ne va pas décharger un surplus d’énergie en boîte ou auprès de sa belle amante (Sobhita Dhulipala, Miss Univers à la ville mais ici aussi intense et plus lascive que son fougueux partenaire). Mais, dans le cinéma hyper maîtrisé du réalisateur indien virtuose, Anurag Kashyap, le jeu des nominations ne saurait être le fruit du hasard et, si l’esprit du meurtrier Raman Raghav anime les actions de l’insensé Ramanna, il emballe aussi, par brèches, celles du policier Raghavan, qui peut lui aussi se faire meurtrier, pour la plus grande satisfaction de son double déviant qui l’observe en secret depuis plus longtemps encore que le représentant de l’ordre ne le traque. Gémellité souterraine et paradoxale qui explique l’évolution inverse et finalement convergente des deux protagonistes (Raghavan, de plus en plus hagard et violent, Ramanna, de plus en plus pimpant, grâce à l’amélioration de ses conditions de vie que lui permettent ses meurtres et ses vols) et qui affleure dans le titre que porte le dernier des huit chapitres structurant le film : « Ames sœurs »...


Le pluriel présent dans le titre du film lui-même, « The Mumbai Murders », se justifie ainsi pleinement puisque, loin de la structure classique où des purs sont lancés à la poursuite d’un mauvais, Anurag Kashyap, également co-scénariste, montre ici une sorte de contagiosité du meurtre, un modèle ancien pouvant innerver plusieurs continuateurs, même les plus imprévisibles. Pour peindre cette haute folie contaminante et y ménager un accès, il faut un cinéma aussi fou, aussi survolté, aussi protéiforme, et celui d’Anurag Kashyap, emmené par la musique endiablée de Ram Sampath, cadré et monté par les deux autres virtuoses que sont Jay Oza et Darshan Munshi, s’impose comme la quatrième « âme sœur » nécessaire au bon fonctionnement de l’infernal trio. Les plans se multiplient, dévoilant des durées et des cadrages aussi divers que s’ils avaient été engendrés par un cerveau explosé par l’instabilité. Le réalisateur peut risquer sa caméra jusque dans un territoire peu exploré par le cinéma de fiction : l’immense bidonville de Mumbai, inséré dans le cœur de la gigantesque métropole ; il peut flirter avec le documentaire, filmant discrètement une procession religieuse ; ainsi amené, le réel ne se signale même pas comme tel, et rejoint naturellement la peinture de la folie humaine. Du grand art.

AnneSchneider
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le 18 nov. 2018

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Anne Schneider

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