Il est difficile de mettre des mots sur l’expérience qu'est "The Ordinaries" ! S'emparant de tous les codes du monde du cinéma, Sophie Linnenbaum nous livre un premier film d’une grande maîtrise et d’une complexité assez vertigineuse. La réalisatrice utilise tous les moyens possibles (même l'objet film lui-même) pour raconter son histoire.
Pour enfoncer la première porte de son récit et en comprendre les enjeux, il devient essentiel de définir les règles qui régissent cette société "cinématographique". Dans un monde futuristico-dystopique, le système de classes sociales emprunte les codes de distinction des acteurs. En effet, les plus "riches" sont définis comme les "acteurs principaux" ; la classe moyenne comme "les acteurs secondaires" et la classe ouvrière comme "les anomalies". Ici, les "anomalies" font référence aux soucis que l'on peut avoir dans un film : les personnages difformes, les personnes en noir et blanc, ceux qui ne sont pas numérisés… Dès lors, par cette simple distinction, nous, spectateurs, comprenons indirectement les différences entre chaque classe sociale. Les "acteurs principaux" ont ainsi plus de lignes de dialogues, sont toujours presque au premier plan, sont plus colorés et mieux caractérisés… tandis que les autres classes font de la figuration, n’ont presque pas de dialogues, sont moins caractérisées et oubliables.
Connaissant la base de cette société, qu'est-ce que le film nous raconte ? Nous suivons la jeune fille Paula, membre de la classe "acteurs secondaires", qui suit des cours d’acting dans la prestigieuse école Main Character School pour devenir une "actrice principale". Un jour, s’interrogeant sur l’identité de son père disparu, Paula va découvrir les rouages d’une société plus qu’inégalitaire.
Après avoir réalisé plusieurs courts-métrages tels que "PIX", "Rien ne va plus", "Das Mensch"… qui ont conquis de nombreux festivals allemands, Sophie Linnenbaum nous livre un premier long métrage ultra référencé. S’inspirant d’une réalisation à la Wes Anderson, la réalisatrice n’hésite pas à reprendre tout ce qui fait l’essence même du cinéma avec un grand C. Du muet au parlant, des baisers sous la pluie aux cris stridents sous la douche, le film construit son univers sur des bouts de cinéma. Les drogues que les "anomalies" dealent sont des bruitages, des voix, des ambiances sonores, des pilules pour ne pas disparaître… Les élèves de la Main Character School s’entraînent à faire des monologues, des scènes de combat, tandis que les personnes de la classe inférieure travaillent dans des usines de figuration (le couple amoureux dans le fond, le SDF alcoolique, le mec qui court…).
Nous, spectateurs, découvrons alors la complexité et la profondeur de ce récit. Par le biais de cet univers cinématographique, le film revêt son premier niveau de lecture. Une première lecture qui se meut d'elle-même par la simple interaction des différents protagonistes dans cet univers.
Le deuxième niveau de lecture vient alors avec le visionnage du film en lui-même. Assistant à l'évolution de Paula dans ce récit, c’est nous, spectateurs, qui créons cette deuxième lecture. Le personnage principal de ce film est Paula, or dans son univers, elle fait partie de la classe des "acteurs secondaires". Ce changement inconscient de classe, résultat du simple visionnage du film, montre la profondeur de son propos et la complexité de celui-ci. Dès lors, les personnes que Paula va rencontrer dans ce récit vont changer de classe sociale par leur simple présence dans le film. Par exemple, le petit ami de Paula, Simon, faisant partie de la classe des "anomalies", rêve de devenir un "acteur principal". Cependant, Simon a un problème : il saute littéralement des plans. Il se téléporte entre chaque plan du métrage, ne finissant jamais ses phrases. Ce problème, typique des "anomalies", se verra résolu par le simple fait qu’il apparaîtra de plus en plus dans le film. Quand, à l’image, il est tout seul avec Paula, Simon ne tique plus ! Devenu personnage principal en l’espace d’un moment, Simon est guéri !
Cette logique s'applique également aux personnages qui font partie de la classe des "acteurs principaux". Ces derniers vont se voir changer de classe au fur et à mesure de notre avancement dans le film. Les "acteurs principaux" deviennent alors les acteurs secondaires du film : fini les chansons de comédie musicale, place au silence !
Pour continuer dans le génie de ce film, il est impossible, en prenant comme référentiel le monde du cinéma, que le film ne brise pas le quatrième mur ! Prenant conscience, dans certains moments de grâce ou par inadvertance, qu’ils sont dans un véritable film, les personnages brisent souvent la barrière qui les sépare de nous. Que ce soit pour nous dire que c’est le générique, ou pour nous indiquer que nous passons à "la scène 31, Exposition, nuit", le film brise plusieurs fois le quatrième mur avec intelligence. Par moment, la réalisatrice utilise même l’objet film en lui-même comme outil de narration. Lors d’une explosion, le film va littéralement saccader en fond noir, pour nous indiquer que la classe dominante a censuré ce qui se passe à l’écran. De plus, même les limites imposées par le cadre de l’image elle-même ne sont pas réellement respectées : à la poubelle les split-screens lors des échanges téléphoniques.
Le film regorge également de merveilleuses idées en matière de caractérisation de personnage. La réalisatrice a compris ce qui distingue ses personnages. Par exemple, les "acteurs principaux" sont les seuls à avoir un dispositif leur permettant de faire la musique du film. Fonctionnant par le biais de leurs émotions, ce fabricant de soundtrack évolue en fonction de la situation : endroit sombre = musique angoissante, situation romantique = musique douce… Autre exemple astucieux, les personnages appartenant à la classe des "acteurs secondaires" vont attendre les "acteurs principaux" pour se mouvoir dans le décor. Ainsi, on aura un personnage "réalisateur" qui dira littéralement "Action !" à un groupe de figurants, attendant "les acteurs principaux".
Néanmoins, malgré ses qualités en termes de profondeur et de complexité, c’est justement l’accessibilité qui fait défaut. Pour les personnes qui ne sont pas familières avec les codes du cinéma et qui ne sont pas forcément cinéphiles, je doute que ce côté-là du film puisse plaire. De plus, sur 2h de métrage, certaines longueurs nuisent au rythme de ce récit dystopique.
Bref, même s'il n'a pas encore de date de sortie en France, je trouve que ce film est un petit bijou allemand qui mérite le coup d’œil ! Si vous aimez bien les récits dystopiques à la Aldous Huxley et le monde du cinéma, foncez !