"I wanted to say how nice it is not to be alone". Alors qu’ils viennent de se marier, Georges, à travers quelques larmes, avoue cela à Rose, la femme qu’il vient d’épouser. Lui avoue que c’est agréable de ne pas être seul. Car The power of the dog, s’il parle bien de masculinité toxique et d’homosexualité empêchée, est aussi un grand film sur la solitude. Ici tous les personnages sont seuls, seuls avec leurs démons et leurs failles, et leurs souvenirs aussi : d’un mari, d’un père, d’un amant peut-être, ou de temps meilleurs. Seuls et perdus au milieu de paysages immenses et austères (le Montana de 1920) les renvoyant sans ménagement à leur condition, ou à ce qu’ils sont devenus, où à ce qu’ils (y) cachent, ou à ce destin lourd, ce destin de damné dans ce Montana qui ressemble à un enfer minéral, sans rien, enfin pas grand-chose.
Adaptant le roman de Thomas Savage qui, lors de sa parution en 1967, fit scandale (c’est que Savage osait déconstruire la figure du cow-boy de l’Ouest, alors viril et endurci), Jane Campion s’empare avec force et âpreté de ce récit à la fois terrien, ancré pleinement dans l’histoire d’une Amérique forgée dans la poussière et le sang, et psychologique en auscultant les différents rapports de force (et de désir) qui isolent chacun des personnages dans leurs travers et leurs secrets. Au centre de l’arène (un ranch aux allures de demeure gothique posée là, incongrue, au pied de collines comme dessinant des formes au loin), deux frères très proches mais différents dont l’un, charismatique et cruel, se plaît à rabaisser l’autre, simple et réservé.
Et puis une mère et son fils, elle à la dérive, délaissée, en butte contre ce frère hostile qu’elle doit tout à coup côtoyer parce qu’elle a épousé l’autre, lui fragile et sensible, efféminé pour dire les choses, une "chochotte" dont on s’amuse et se moque. Campion va peu à peu resserrer les fils narratifs sur Phil, le frère odieux, et Peter, le fils délicat ; concentrer les antagonismes sur leur relation qu’elle ne cherchera à réduire à une banale affaire de domination et d’attirance. Car si l’autre frère, George, disparaît progressivement de l’intrigue, Rose, la mère, devient malgré elle l’objet d’une lutte sourde, presque primitive dans la divulgation (tardive) de ses instincts, charnels ou filiaux.
Très vite d’ailleurs se fait la compréhension de ce qui taraude et ce qui anime Phil, reclus dans sa détestation du monde et les vestiges d’une passion (d’une obsession) ancienne, et Campion n’en fait pas vraiment un mystère ni même une finalité. Ce qui l’intéresse, c’est comment les masques vont subrepticement se fissurer puis finalement tomber, révéler les caractères et les déterminations ; et par quels effets, par quels stratagèmes, par quelles résiliences. Se dessine ainsi une mise à mort du mythe, en règle, douce et lente, à laquelle Campion donne corps, apporte beauté et subversion. Il faut voir comment elle magnifie les espaces, traque sur les visages les émotions, leur évidence ou leur refoulement, extrait le meilleur de la sève de ses quatre interprètes, en particulier chez Benedict Cumberbatch et Kodi Smith-McPhee.
Comment elle sait distiller en même temps contrastes et évidences, façonner trouble et sensualité, hérités de La leçon de piano (les baignades clandestines de Phil, ces cow-boys torse nu ou nus tout simplement, cet échange de cigarette telle une caresse érotique…), jusqu’à ce point de rupture, ce point de dislocation de cette masculinité forcée. De ce fameux "mâle alpha" soudain vulnérable, gisant, plus seul que jamais. Et d’une puissance illusoire parce qu’incapable d’accepter changements à l’œuvre et nature profonde, inscrits tous les deux dans une modernité mise en branle que tant, trop facilement, préfèreront rejeter.
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