Marche funèbre
Ce n'est pas très conventionnel, mais commençons par une mise au point entre rédacteur et lecteurs : je fais partie des rares personnes qui n'ont pas aimé Birdman, le précédent travail d'Alejandro...
le 25 févr. 2016
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Moins d’une année après le succès critique et public de Birdman – on ne parle même pas de la quantité astronomique de prix reçus à travers le monde –, Alejandro González Iñárritu est déjà de retour, pile à l’heure pour tenter le doublé aux Oscars. La nature du projet, passé entre les mains de Park Chan-wook et de John Hillcoat avant d’atterrir sur le bureau du Mexicain, avait de quoi nous faire espérer une certaine rupture dans la filmographie de ce cinéaste qui avait jusqu’ici réussi à étouffer la quasi totalité de ses films sous des discours au sérieux pontifiant. On se disait alors que cette nouvelle adaptation du périple du trappeur américain Hugh Glass allait être pour lui l’occasion d’opérer un virage vers l’épure et une forme d’humilité. Oui mais voilà, on ne se refait pas et l’heure de la maturité n’a apparemment toujours pas sonné pour Iñárritu. Explications.
Attention : le texte qui suit dévoile des points majeurs de l’intrigue.
La critique dans son format original, avec liens et illustrations est à lire ici.
Commençons par annoncer que le cinéma d’Alejandro González Iñárritu ne nous a jamais pleinement convaincu. Si Amours chiennes témoignait d’une fureur réjouissante, la filmographie du monsieur s’est ensuite rapidement engluée dans un dispositif sophistiqué et artificiellement mis au service d’un propos mièvrement universaliste. Malgré son succès retentissant, Birdman s’avérait, à nos yeux, particulièrement symptomatique des problèmes du cinéma d’Iñárritu. Avec son discours à la limite de la malhonnêteté (dénonciation d’une industrie dont il profitait largement) et son faux tour de force visuel (les plans du film n’ayant de séquence que le nom), le film relevait essentiellement de l’esbroufe. L’histoire de Hugh Glass, ce trappeur américain abandonné par les siens après avoir été attaqué par un grizzly et qui parcourut plus de 300 kilomètres pour se venger de ses lâches compagnons, semblait peu propice au moralisme plombant et aux laïus ampoulés propres au réalisateur. Pourtant, celui-ci parvient une nouvelle fois à nous assommer en formulant un discours peu ou prou identique à celui de son précédent film.
On se souvient que Birdman célébrait le métier d’acteur en insistant sur ses difficultés et ses répercussions psychologiques. Si la démarche était déjà discutable, elle avait au moins le mérite de participer au récit et à la construction des personnages. Nous retrouvons dans The Revenant la même envie de nous sensibiliser à la difficulté de la performance des comédiens comme en témoigne la campagne promotionnelle du film qui s’est longuement attardée sur les difficultés météorologiques rencontrées sur le tournage, Leonardo DiCaprio répétant en boucle qu’il a vécu l’expérience la plus dure de sa carrière derrière la caméra du Mexicain1. Une campagne qui atteint un niveau particulièrement gênant dans un documentaire diffusé sur les coulisses du film. Mais là où ce discours faisait sens dans Birdman, puisqu’il se voyait thématisé à l’intérieur même du récit, il n’a strictement rien à apporter à The Revenant. Il ne s’agit pas ici uniquement de pester contre une manœuvre promotionnelle agaçante, d’autres l’ont très bien fait avant nous, mais contre une obsession qui constitue le principal défaut du film.
À la base du problème, il y a l’envie d’Iñárritu de marcher dans les pas de ses illustres prédécesseurs et de signer à son tour une grande fresque pionnière. Malheureusement, force est de constater qu’il échoue sur toute la ligne. Ne parvenant pas à raconter quoi que ce soit ni à dégager du sens de son récit, il transforme ce qui aurait pu donner lieu à une grande œuvre en vulgaire démonstration. En effet, aucun élément censé être au cœur du film ne se voit exploité substantiellement. Il est désespérant, par exemple, de voir à quel point le cinéaste rate l’écriture du personnage de Hugh Glass qui avait tout pour s’imposer comme une figure marquante. La transparence de son fils désincarne complètement son rapport supposément étroit et intime avec les natifs. Quant aux quelques visions de la mère de son enfant accompagnées d’une voix-over chuchotée, elles ne font que rendre la comparaison avec The New World (Terrence Malick, 2005) inévitable et d’autant plus cruelle. Là où Terrence Malick avait su dépeindre avec toute sa justesse déchirante une relation ambigüe se faisant se rencontrer et s’entrechoquer deux civilisations, Iñárritu filme des figures vidées de toute personnalité.
L’inconsistance du personnage de Hugh Glass et des liens qui l’unissent à ses proches disparus nous rappelle à quel point l’écriture de The Grey (Joe Carnahan, 2012) était efficace : une scène – la première – et une poignée de répliques accompagnant la vision d’une défunte permettaient de donner corps au personnage campé par Liam Neeson. En moins de sept minutes, les enjeux émotionnels étaient définis, ce qui permettait instantanément la compréhension du parcours du protagoniste et l’identification à ce dernier. Si nous évoquons The Grey, c’est justement parce que ces quelques éléments – que Carnahan ne faisait qu’esquisser – nous permettaient de croire au personnage d’Ottway. Cette empathie était rendue possible par la dimension intime et vitale qui sous-tendait la lutte du protagoniste pour survivre en milieu hostile. Dès lors que Hugh Glass se voit dépourvu de tels enjeux, il nous est tout simplement impossible de croire à son personnage et encore moins de s’attacher à lui ou d’adhérer à sa quête. De fait, là où nous sommes censés voir un homme qui se bat pour survivre, nous ne voyons plus qu’un acteur qui rampe derrière la reconnaissance de ses efforts.
Alors qu’Iñárritu ne parvient déjà pas à traiter sérieusement les rapports humains de Glass, le voilà qui ambitionne d’exposer une relation spirituelle, les apparitions mystiques figurant sans doute sur son calepin regroupant les critères à remplir pour « faire du Malick ». Autant dire que le constat est ici plus amer encore tant nous avons l’impression que le réalisateur ne sait tout simplement pas ce qu’il fait. En témoigne la réplique insensée que prononce Glass au moment du faux refus d’accomplir sa vengeance, la remettant dans les mains du créateur : « But revenge is in the creator’s hands »[2]. Nous serions prêts à comprendre et à accepter le choix du personnage s’il ne savait pas pertinemment que Fitzgerald allait se faire achever par les Rikarees dans les secondes qui suivent. La bêtise de la séquence est d’ailleurs renforcée par l’incohérence de la réactions des Amérindiens, qui épargnent Glass quelques minutes après l’avoir traqué, quand bien même il avait déjà sauvé Powaka du joug des Français. Notons que la fameuse scène du grizzly s’avère déjà révélatrice de la volonté d’Iñárritu : en étirant au maximum la durée de la séquence, il trahit son envie de faire triompher le spectaculaire – en répétant ici les assauts de la bête quand on sait qu’un seul coup est généralement létal – au détriment de tout souci de crédibilité.
Une nouvelle fois, l’incapacité d’Iñárritu à proposer quoi que ce soit d’intéressant au sujet de la spiritualité du personnage est encore plus frappante lorsqu’on compare sa proposition à celle de Man In The Wilderness (Richard C. Sarafian, 1971) dans lequel le réalisateur de Vanishing Point (sorti la même année) traitait avec une application incomparable le rapport qu’entretenait Glass au divin. Chez Sarafian, non seulement l’analogie christique ne se résumait pas à un couteau planté dans une main, mais son récit était l’occasion d’une proposition panthéiste, à laquelle Glass (renommé Bass) se montrait d’ailleurs insensible. Une proposition qui injectait du sens dans la représentation de la nature, transformant l’environnement en personnage à part entière. Si Emmanuel Lubezki nous livre, encore une fois, des images d’une beauté hallucinante, rien n’est fait pour leur donner une quelconque consistance. La nature se résume ainsi à des panoramas dont il ne faut retenir que la beauté et l’hostilité glaciale. Elle se retrouve ainsi réduite au statut de simple accessoire dont l’utilité est de rendre plus impressionnante encore les prestations des comédiens. Prenons l’exemple de l’élément sur lequel s’ouvre le film : l’eau. Celle-ci n’est jamais investie d’une quelconque symbolique, même implicite ou abstraite ; elle ne sert qu’à forcer l’admiration et l’empathie du spectateur envers les acteurs dans des séquences qui nous hurlent que « c’est vraiment lui qui se fait emporter par le courant ! ». Nous sommes bien loin de la richesse et l’intelligence du traitement visuel et sonore du même élément chez Terrence Malick. La lecture de l’article de Martin Barnier publié dans la revue Décadrages et son chapitre dédié aux bruits de l’eau en rend parfaitement compte[3].
À ces défauts s’ajoute une représentation des natifs d’une bêtise sans précédent. Quand bien même l’idée est de faire passer les différentes tribus (Pawnees comme Rikarees) pour des victimes de la brutalité des trappeurs américains et français, Iñárritu ne parvient à aucun moment à les humaniser. La démarche démonstrative et bêtement choquante du réalisateur atteint des sommets dans la séquence de la rencontre entre Glass et un Pawnee. Qu’importe que ce dernier ait plusieurs foyers allumés autour de lui, le cinéaste ne peut s’empêcher de le filmer en train de dévorer de la viande crue sans prendre la peine de justifier son geste.
Voilà autant d’éléments qui nous poussent à affirmer que The Revenant est un film purement démonstratif. L’important pour Iñárritu est de fournir au spectateur son lot de sensations fortes. Celui-ci étant révulsé par la violence et captivé par la prestation des acteurs frigorifiés, le réalisateur espère secrètement qu’il ne remarquera pas que l’entreprise s’avère totalement dépourvue d’âme et de consistance. Le problème étant, comme nous le disions en préambule, qu’aucune des épreuves que traversent Hugh Glass n’est mise au service de l’écriture du personnage. À l’inverse de ce que proposait très efficacement Gravity (Alfonso Cuarón, 2013), le périple de Glass ne correspond à aucun cheminement intérieur et n’entraîne pas son évolution. Les obstacles que rencontre le personnage s’avèrent dès lors tous plus gratuits les uns que les autres. Ainsi, lorsqu’on le voit s’introduire dans la carcasse d’un cheval, c’est avant tout au geste répugnant accompli par l’acteur que nous assistons. Cette volonté d’attirer l’attention sur la performance de l’acteur et les souffrances qu’il endure se voit d’ailleurs explicitée par le grand-angle systématiquement collé à son visage, la buée sur l’objectif causée par son souffle ou encore, cerise sur le gâteau, cet ultime regard caméra que nous jette Leonardo DiCaprio afin de s’assurer que nous avons bien été les témoins de son martyr. Dans le making-of cité ci-dessus, l’acteur confirme d’ailleurs la nature ambiguë du projet en disant que son interprétation de Glass est « le travail le plus proche du documentaire [qu’il n’ait] jamais accompli » , puisqu’il consistait « en tant qu’acteur, à réagir à ce que nous donnait l’environnement ».
Au final, il serait bien de se rappeler que le geste démonstratif qui ne renvoie à rien d’autre que la performance de l’acteur est le propre du cinéma pornographique.
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Créée
le 27 janv. 2016
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