Prendre le pouls du monde. C’est le défi inouï qu’a relevé David Fincher, avec l’épure qu’on lui connaît. Qui d’autre en est capable ?
Seulement, le cinématographe est-il apte à capter une telle vitesse ? Le film est assez fin pour avouer son incapacité, en un plan discret surgissant d’un montage effréné : Zuckerberg code à plein régime ; sur l’écran, on voit le curseur déversant son texte, filant comme un bateau d’aviron sur l’eau, si bien que le travelling n’arrive même plus à suivre. Le curseur sort du champ, il est dépassé. Ça a duré deux secondes.
Et c’est là que le film se révèle osé. En visant l’emphase avec cette vitesse fulgurante, il fait le pari d’un scénario trop dense, trop condensé, avec des acteurs parlant trop vite, au risque évidemment de désarçonner les spectateurs. Ouah, quel geste esthétique !
Désarçonner les spectateurs, justement. On se trouve ainsi on ne peut plus en phase avec Eduardo, à la fin du film. Lui qui est notre point d’ancrage, l’être normal qui expérimente cette vitesse. On est comme lui, exalté par le bouillonnement, emporté par les pulsations électro, on admire le bolide qu’est Mark, l’accélération fascinante des choses. Puis il suffit de s’être méfié de Sean Parker, de n’avoir pas tout de suite foncé en Californie, d’avoir douté en somme, pour se prendre un léger retard… fatal. Et d'être vicieusement sorti du jeu.
C’est ce qu’ont appris les jumeaux, tout au long du film : aux affaires comme à l’aviron, ce micro-écart, dans le monde actuel, est fatal – le prince Albert insistera pour le leur faire remarquer.
Il s’agit d’un monde de compétition, où être le premier semble être une telle priorité qu’on le croirait chronométré.
Premier à tous prix… Pour l’être, il faut accélérer. Ce qui nécessite de se délester.
Et cela ne concerne pas que le nom de l’entreprise, qu’on déleste de son « The », suivant le conseil de Sean : « Just Facebook. It’s cleaner. » (On remarquera cet éloge de l’épure : le sujet « Facebook » et David Fincher étaient bien faits pour se rencontrer.)
Se délester, c’est peut-être ce « démon de la Création », formule heureuse de la stagiaire avocate, dans le dialogue final. Car être premier mène Mark à la solitude, comme elle a rendu Sean paranoïaque. Il s’est délesté des relations, de l’amour, de son seul ami – comble pour l’homme censé avoir le plus « d’amis » au monde. Et c’est ici que le film parvient à revenir à sa scène initiale, comme si Mark avait créé ce titanesque réseau uniquement pour faire une demande en ami.
Une demande afin d’humilier cette fille davantage, ou pour sincèrement reprendre contact avec elle ?
Quoiqu’il en soit, cela forme une boucle parfaite. Remplissant un autre défi : après avoir pris le pouls, le film a sondé le cœur. Il a saisit ce qui faisait turbiner le moteur.
On peut maintenant s’inquiéter que le monde soit aujourd’hui façonné par une créature engendrée de la frustration.
P.S. : Mais le vrai vertige est provoqué par le carton final : « Aujourd’hui, Facebook compte 500 millions d’utilisateurs. » Bon sang, c’était en 2011.
Aujourd’hui, en 2018, c’est 2 milliards, et quelques.
Et on apprend d’ailleurs ces jours-ci que FB chute en bourse faute de n'avoir pas atteint les objectifs escomptés, que les investisseurs attendaient encore plus.
Quand on saisit l’écart des chiffres, en si peu de temps… ça prend aux tripes.