Le film est très déstabilisant, souvent passionnant, parfois franchement génial mais aussi beaucoup trop long, et à la limite de la démonstration de force. Ca commence assez bizarrement, comme une satire un peu lourde du monde de l’art contemporain, mais un peu grippée, pas tout à fait bourrine. Je me dis au bout de 15 minutes que le film sera soit une catastrophe – s’il creuse ce sillon satirique – soit très complexe – s’il continue à mettre des grains de sable dans chacune de ses scènes. Fort heureusement, il opte pour la deuxième solution. En tout cas, je le crois, c’est ainsi que je perçois le film, c’est à dire comme une fausse charge contre les « bobos » et leur art « comptant pour rien ».
C’est en réalité un film qui s’amuse beaucoup à partir de ce milieu, qu’il ne prend jamais de haut. On pourrait se dire, scène à l’appui que Ruben est très moqueur, qu’il raille tous ses personnages et artistes prétentieux, ce qui serait un contre-sens, à mon avis, sur the Square. Ruben n’est pas contre l’art contemporain, puisqu’il en fait lui-même partie et qu’il fait un film de plus de 2h20 là-dessus, dans lequel il prend au sérieux ses personnages. En revanche, il est certain qu’il doit se dire que les musées, les performances, les oeuvres sont d’incroyables pourvoyeurs de scènes, de situations cocasses, absurdes et émouvantes. Je ne vais pas citer les maintes scènes qui le démontrent, pour ne pas "spoiler", mais je pense vraiment qu’il a dû voir ces oeuvres et s’est dit « et si on faisait ça avec? ». Parce que le film est vraiment une suite de sketchs, ou plutôt de situations, qui essaient de tirer le plus parti des lieux, des personnages qu’on rencontre dans un musée d’art contemporain. Pour ça, Ruben sait comment faire : il joue sur la durée, étire les scènes, et à partir d’un point de départ assez attendu retourne complètement la situation, soit en rendant les motifs des personnages brusquement inexplicables, soit en renversant la situation selon la logique de l’arroseur arrosé -parfois les deux. Parfois, cette logique paraît un peu systématique mais le plus souvent ça marche du tonnerre. On est donc souvent désarçonnés par l’évolution de la situation, ce qui explique à mon avis en grande partie la réticence d’une large partie de la critique française. Elle était persuadée qu’elle allait avoir affaire à un donneur de leçons, à un jeu de massacre, sauf que non, c’est bien plus complexe et bizarre que ça, elle a donc décidé que ça serait quand même tout ça en s’en plaignant. Quant aux louangeurs du film type le Figaro, je pense qu’ils ont sincèrement pris the square pour une adaptation d’un essai de Philippe Muray.
Mais revenons au film. Il est drôle, absurde, toujours magnifiquement filmé – très bien cadré, il n’enferme jamais les personnages, sans vouloir en mettre plein la vue, plein de choses à voir dans le plan – très bien écrit et joué impeccablement. Mention spéciale à l’acteur qui joue le héros, qui arrive vraiment à nous rendre passionnant son personnage, vulnérable sans être pathétique, entre l’enfant joueur et l’adulte méprisant, bienveillant et odieux, sincère et lucide.
Bref, je pense que même si le film aurait gagné à être plus ramassé – on l’impression qu’il ne va jamais s’arrêter, que Ruben est trop sûr de sa force – c’est quand même une petite bombe, qui va être incomprise. Ou alors je me plante complètement et the Square est prétentieux, vain et beauf.