Énigmatique par essence et par la volonté de ses auteurs, The Strange Ones porte bien son titre. L'action se situe dans un après d'abord indéfinissable dont la narration, ajustant les pièces d'un puzzle inachevé, fournit au compte-gouttes autant de clés de compréhension que de diversion. L'aura de mystère qui entoure dès le départ les personnages évoque une canopée filmée en contre-plongée, obscure et trouée d'éclairs lumineux.


La lumière d'été de la vallée de l'Hudson, contrastée le jour et absorbée la nuit, accompagne le road trip de Sam et Nick dans ce qui ressemble à une cavale. Pour oublier l'avant dont rien n'est d'abord dit, la fuite semble la seule issue possible. Jeune homme robuste et séduisant, Nick dirige les opérations quand Sam, adolescent d'apparence fragile, accepte les règles de la disparition : il s'agit littéralement de se perdre dans la nature. Le trauma qui l'habite, perceptible autant dans ses paroles hachées, souvent indécises, que dans les cauchemars qui le hantent, apparaît très vite comme le point de rupture d'une innocence perdue.


À la fois récepteur et transmetteur, celui par lequel les informations passent ou, retenues, demeurent enfouies, Sam se positionne d'emblée au centre du processus narratif. Christopher Radcliff et Lauren Wolkstein construisent le film autour de sa perception du monde et de son impossibilité à démêler le rêve de la réalité. La symbolique du trou noir, plusieurs fois exploitée, illustre alors la perte de conscience de l'adolescent qui tente désespérément de retrouver le fil de sa propre histoire. S'il possède presque encore le corps d'un enfant, sa voix en pleine mue et la manière dont il s'exprime laissent deviner son âge. Jeune encore, mais maîtrisant un langage riche, évoquant le sexe crûment, parfois assuré, d'autres fois anéanti par les pleurs, Sam dégage une ambigüité que le film exploite pour brouiller les cartes.


Toutes les questions se posent et l'habile construction du récit permet de multiples interprétations. Quand certains doutes disparaissent, d'autres interrogations surviennent et lorsque les séquences finales dénouent en partie le récit, une part de mystère demeure. Si Nick et Sam se présentent d'abord comme deux frères, la relation qui les lie semble beaucoup plus complexe. Aîné protecteur, père de substitution, amant, Nick semble tout à la fois dans le regard voilé et constamment sérieux de Sam.


La musique accompagne une mise en scène fluide dont l'image joue sur des gammes de vert, de brun et d'orange. Portée par les flûtes puis progressivement plus atonale lors de longue plages synthétiques, la partition de Rob Lowry participe au climat singulier et parfois anxiogène qui parcourt le film. Palpable dès les premières séquences, se relâchant en toute fin lorsque Sam semble trouver un refuge durable, la tension ressentie exprime au mieux le mystère que les cinéastes installent puis distillent sur la courte durée d'un long métrage qui ne faiblit pas. Cette maîtrise du temps, celui du plan comme celui de la scène, présente dès l'écriture et relayée par un montage millimétré, s'applique également aux cauchemars de Sam : flash-back ou hallucinations, ils informent autant qu'ils interrogent.


En phase avec l'identité du film, Alex Pettyfer et James Freedson-Jackson composent un duo fortement contrasté, l'un affichant un caractère viril et protecteur quand l'autre incarne une adolescence tourmentée. Présente autant dans les corps que les timbres de voix, l'intensité des regards ou l'expression d'un questionnement mental radicalement différent, cette apparente opposition renforce la complémentarité des personnages et laisse imaginer la puissance de ce qui les lie.


S'inspirant de leur court-métrage éponyme, Christopher Radcliff et Lauren Wolkstein, jeunes cinéastes new-yorkais remarqués dans plusieurs festivals, signent avec The Strange Ones, un premier long métrage sombre qui, à l'image de la figure centrale de la forêt, mentale ou réelle, malmène l'imaginaire et trouble les sens.

pierreAfeu
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le 2 juin 2018

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