[Spoilers]
Tout fan avoué des westerns-spaghetti de Sergio Leone qu'il est, on ne peut pas dire que John Carpenter ait habillé son héros pour l'hiver : franchement, qui partirait en mission scientifique en Antarctique avec un sombrero et un lance-flammes ? Au moins le bien mal-nommé McReady (ou "Mac" pour les intimes... et tout le monde, en fait) a-t-il prévu une réserve de bibine pour se tenir au chaud. C'est d'ailleurs bien le reproche de Christian Nyby, réalisateur de la première adaptation de la nouvelle Who Goes There? de John W. Campbell, en 1951 : ce "remake" n'est qu'une répugnante excuse pour une pub de whisky J&B !
Quoiqu'il en soit, Kurt Russell ne se contente pas pour autant de camper un simple Clint Eastwood du Pôle Sud : son premier duel dans The Thing, il le perd, en jouant aux échecs contre son ordinateur. Nombreux sont les films de science-fiction où la machine s'avère être le pire ennemi de l'Homme, mais dans le cas présent ce n'est qu'un avant-goût de la partie la plus dangereuse de sa vie. Mac va toutefois s'y révéler plus habile.
Un autre talent qui leur sauvé la vie, à ses compagnons et à lui, aurait été la connaissance de la langue norvégienne, puisque dès l'ouverture, le petit groupe d'Américains est prévenu sans le savoir : "Écartez-vous ! Ce n'est pas un vrai chien ! C'est une sorte de chose !" Las, l'avertissement du Scandinave hystérique ne lui vaudra qu'une balle dans l’œil. On ne s'attaque pas aux animaux, blood and guts ! Mais de manière générale, il apparaît que la communication n'est pas le fort de ces messieurs. Quand on voit ce qu'il en sera entre eux, on se dit que ce pauvre sniper viking n'avait aucune chance ! Il faut dire que Mac ne sait même pas faire la différence entre Norvège et Suède, blague que les créateurs de la série TV Hell on Wheels reprendront à leur compte avec leur principal antagoniste en 2011...
Pour l'heure, c'est un tord-boyaux autrement plus littéral que J&B qui va clairsemer les rangs de la colonie. Carpenter prend son temps pour faire monter la tension et introduire les personnages sans des tonnes de bla-bla. Il en résulte que personne n'est une caricature dans The Thing. Bah tiens, ça sert d'avoir sous la main une belle brochette de character actors emblématiques de la décennie : Keith David, Donald Moffat, Richard Masur, Wilford Brimley sans sa moustache...
Mais en ce début de film, celui qui leur vole allègrement la vedette, ce n'est même pas un Kurt Russel pourtant sacrément rugueux et sexy, mais bel et bien le meilleur chien acteur que j'ai jamais vu : regardez-le lever un regard appréhensif vers les tireurs norvégiens, se jeter entre les jambes des Yankees, et surtout contempler l'hélicoptère rapportant ses victimes à la base américain, et dites-moi que je me trompe ! Jusque là, nous lui aurions donné le bon dieu sans confession, nous autres spectateurs non versés dans la langue d'Henrik Ibsen. Mais lorsque Clarke le met au chenil et que le noble toutou s'assied froidement au milieu de ses "semblables" alors que ceux-ci se mettent à aboyer comme des fous, nous comprenons que quelque chose ne tourne pas rond avec lui. Du diable si nous nous attendions à un résultat pareil !
C'est à ce moment précis, alors que le pauvre animal implose littéralement pour révéler un cauchemar que même Kafka n'aurait pu concevoir dans ses pires moments d'angoisse, que The Thing bascule dans une autre dimension et que les lauriers passent à une autre paire de mains. Toujours pas celles d'un des acteurs, mais de monsieur Rob Bottin, chef maquilleur et responsable des effets spéciaux. Ce n'est pas pour rien que ce film est constamment référencé comme le nec plus ultra des effets spéciaux basés non sur la technologie numérique mais sur les trucages à l'ancienne : masques, marionnettes, animatroniques... tous sont si réussis qu'on a peine à croire que Bottin n'avait que vingt-deux ans au moment du tournage !
Avec un Michel-Ange de l'horreur comme Bottin, John Carpenter sait qu'il n'y a aucune limite à ce qu'ils peuvent faire de ce concept d'alien en permanente évolution et qui plutôt que d'envahir les corps comme le xénomorphe de Ridley Scott trois ans plus tôt, les assimile : jusqu'à la confrontation finale, jamais "la Chose" n'a d'aspect définitif, elle ne cesse de changer d'une scène à l'autre, parfois d'un plan à l'autre . Cela permet de surprendre le spectateur sans discontinuer, puisque nous nous demandons : qu'est-ce que ce sera la prochaine fois ?
Le génie de Carpenter, c'est pourtant de ne pas abuser du trésor qu'il a sous la main, et de ne l'utiliser que par à-coups, de manière proprement experte : la première apparition dans le chenil est d'une extrême violence visuelle (ce pauvre chien recouverte de liquide putride...) mais elle ne prend la vie d'aucun être humain. Puis c'est le tour de Bennings, qui se fait toutefois rôtir avant que l'assimilation ne soit complète. La Chose fait ensuite deux victimes, Norris et Copper, lors de la fameuse scène du pace-maker. Palmer et Windows sont les suivants, dans une séquence autrement plus longue et tendue. Enfin, Gary et Noles ne survivront pas à la partie de cache-cache dans les souterrains. La tension et la violence ne cessent de monter, de même que les pertes : telle est la recette d'un thriller haletant et dynamique.
Attardons-nous un instant sur la séquence du pace-maker et celle du test sanguin : ce sont probablement les deux plus célèbres du film, et elles se complètement parfaitement : la première est rapide, brutale, la Chose attaque sans prévenir en arrachant les bras de Copper avant de se faire méthodiquement éradiquer par Mac. La seconde fonctionne en sens inverse, le test sanguin est long et extraordinairement tendu, puis il parvient tout de même à nous surprendre en faisant diversion avec un dialogue, après quoi la violence reprend son dû, plus gore que jamais. Tout est dosé à la perfection par Carpenter.
Autre architecte du succès digne d'être mentionné : il grande Ennio Morricone dont la bande-son minimaliste et atmosphérique tranche beaucoup avec ses symphonies habituelles ! Histoire de reconnecter les deux genres, Quentin Tarantino réemploiera certain morceaux de The Thing pour son Hateful Eight en 2015, sorte de remake à la sauce western et réaliste, toujours avec l'ami Kurt Russell. Et pour en finir avec les références à Sergio Leone, je ne peux pas ne pas évoquer la manière de tirer du légèrement bedonnant Wilford Brimley, qui m'a fait mourir de rire ("I'll kill YOUUUU").
Il est dommage qu'entretemps, le personnage de Fuchs ait été éliminé de manière aussi abrupte, et que la forme finale de la Chose soit elle aussi détruite avec un simple bâton de dynamique (même si le "*Yeah, f*ck you too*" de Kurt Russell est l'une des répliques les plus badass du cinéma), mais ce ne sont que des détails. The Thing n'a aucunement usurpé sa réputation de chef-d'oeuvre du film d'horreur et à suspense. Ce n'est probablement pas pour tout le monde, mais les aspects thriller et slasher s'y marient si bien que pour peu qu'on ait le cœur bien accroché, il y a largement de quoi y trouver son compte.
En parlant de cœur : tendez l'oreille, et vous entendrez que le thème principal de The Thing symbolise les battements d'un cœur tendu, puis attaqué, avant d'être assimilé et de battre à nouveau "normalement"... ils ont pensé à tout !