Après avoir signé New-York 1997, John Carpenter est promis à un brillant avenir dans le monde du cinéma : ses films sont des succès au Box-office (Halloween était à l’époque le film indépendant le plus rentable de l’histoire du cinéma) et rentrent dans leurs frais et les studios commencent à s’intéresser au cinéaste de 34 ans, qui, après être resté dans le circuit indépendant pour ses premiers films allait signer ici sa première collaboration avec un studio pour ce qui aurait du lancer définitivement sa carrière et l’imposer comme le maître incontesté du fantastique. L’Histoire en a décidé autrement et une gestion catastrophique du calendrier des sorties par Universal mis le film de Carpenter en compétition directe avec une production de la compagnie : E.T., le film de Steven Spielberg au succès international sortie aux Etats-Unis deux semaines seulement avant The Thing. Alors que les familles du monde entier tombaient sous le charme de l’extraterrestre égaré sur Terre, le métrage nihiliste et sans concessions de Carpenter n’avait aucune chance et se solda par un four complet au box-office accompagné par un échec critique extrêmement violent et qui influera considérablement la suite de la carrière du cinéaste et n’est sans doutes pas étranger au désabusement total de ce dernier que l’on retrouvera dans ses films les plus militants comme They Live ou Escape from L.A.

Carpenter adapte ici Who Goes There ?, une nouvelle de science-fiction écrite par John W. Campbell en 1934 déjà portée au cinéma en 1951 par Christian Nyby et Howard Hawks et transformée à l’époque en pamphlet anticommuniste où l’idéologie de Marx et Engels devenait, en pleine Guerre Froide, un virus qui menaçait de se propager au monde entier et où la paranoïa se développait, chacun pouvant être l’ennemi et menacer la survie de l’idéologie américaine (à l’image de la « Chasse aux sorcières » du sénateur McCarthy). L’histoire est celle de douze hommes en mission en Antarctique et qui sont attaqués par deux norvégiens venus d’un camp voisin qui se révèleront avoir été les victimes d’un mal inconnu qui ne tardera pas à attaquer les membres de cette même expédition américaine. « La Chose », entité extraterrestre inconnue, sans âge, sans apparence originelle, sème la paranoïa dans le camp scientifique où les personnages « enfermés dehors » finissent par se soupçonner entres-eux et eux-mêmes de ne pas être ce qu’ils prétendent être.

Ce qui frappe d’abord dans The Thing, c’est la perfection du film. De la première à la dernière seconde, tout semble avoir été mesuré à la seconde près, au plan près, pour que tout semble au final d’une fluidité incroyable et où chaque scène à sa place sans que jamais le spectateur n’ai le temps de s’ennuyer ou même de s’interroger sur la nécessité de telle ou telle scène. The Thing s’ouvre sur une scène incroyable où un hélicoptère se distingue brutalement d’un massif montagneux écrasant. Cet appareil pourchasse un chien que les hommes de l’hélicoptère semblent chercher à abattre. Les hommes sont paniqués et semblent le pourchasser depuis quelque temps déjà. Ainsi, Carpenter, dès sa scène d’introduction nous montre l’unité de lieu où se déroulera son histoire : un milieu clos comme le symbolise cette barrière montagneuse et l’immensité enneigée où le chien tente vainement de se cacher de ses assaillants. Cette scène nous fait comprendre que nous sommes face à une histoire qui a déjà commencée avant que le film ne démarre. De cet élément découlera une partie de l’angoisse générée par la Chose : d’où vient-elle ? Comment et pourquoi tout cela à t’il commencer ? A cette exposition, le cinéaste oppose le camp américain où les futurs protagonistes semblent en proie à une routine ennuyante où l’alcool et les jeux sont autant de moyen de tromper son ennui. Deux camps qui se rencontrent : ceux qui savent et ceux qui ne savent pas. Entre eux, un lien, le chien, agent de leur propre mort que les ignorants laissent pénétrer au sein même de leur camp et de leur intimité. Le Mal, qui vient de décimer le camp norvégien peut désormais s’attaquer, de l’intérieur, au camp américain. L’horreur se met en place. Le film est un modèle de construction scénaristique. Toute l’exposition permet de créer et de faire monter progressivement le climat d’angoisse en révélant, petit à petit, des bribes de ce qui s’est passé avant que cet hélicoptère ne se lance à la poursuite du canidé. L’imagination du spectateur est alors mise en marche et à lui de s’imaginer l’horreur qui a pu se déchaîner dans le camp Norvégien et qui, c’est inévitable, se reproduira dans le camp américain. Les protagonistes prennent conscience du danger alors que celui-ci a déjà pénétré l’intimité même des personnages, en déambulant librement dans les couloirs de la station. Le film commence à peine, que les dés sont jetés et tout le reste sera un long chemin vers une mort inévitable (McReady enregistre un message d’adieu dès la première nuit).

The Thing questionne, comme les films de David Cronenberg, notre rapport à notre identité (en plus de questionner, tout comme le cinéaste canadien, notre rapport à la chaire). Qui suis-je et comment savoir qui je suis ? L’idée forte du film est là : la Chose peut être n’importe qui et n’importe qui peut être la Chose. Comment puis-je être sur que je suis bien ce que je prétends être, un être avec une date de naissance (un début) et une fin programmée et entre, une identité conforme ? L’horreur de la Chose provient de ce qu’elle révèle à chaque transformation, où l’on peut observer les vestiges de ses anciennes formes. Comment puis-je alors être sûr de ne pas être moi-même la composée de plusieurs entités ? De cette peur en découlera une autre : celle de l’Autre. A partir du moment où je quitte du regard une personne, comment m’assurer qu’elle sera toujours la même quand je la reverrai ? Tout le film joue là dessus avec ce campement où les longs couloirs vides sont d’autant d’occasions de se dérober aux regards des autres et de devenir une menace potentielle pour le reste de l’équipe.

Le film est sorti alors que le virus du SIDA commençait ses ravages. Il est intéressant de le voir en gardant cet élément en mémoire (Carpenter lui-même avoue que cette découverte fut une source d’inspiration pour son film). The Thing est un film sur la maladie, sur la façon dont elle dérègle les rapports humains. La Chose commence par faire irruption dans un endroit clos, qui ne laisse aucune chance à ses occupants d’en échapper (l’idée de l’enfermement est une constante de l’œuvre de Carpenter) et commence à contaminer progressivement chacun des hommes prisonniers de la station. La découverte de ce virus est sans doute un des événements de société majeur de ces trente dernières années dans tout ce qu’elle a remis en cause au niveau de notre rapport à l’autre. Cette maladie se transmet par le sang ainsi tout notre corps est contaminé, nous transformant nous-mêmes en potentiel virus et agent de la mort de notre entourage. De là, une paranoïa s’installe, les gens se méfient désormais du contact avec l’autre, avec l’étranger et la menace qu’il constitue pour sa propre survie. The Thing offre une formidable vision de cette peur moderne et peut, une nouvelle fois, se rapprocher d’une œuvre de David Cronenberg, La Mouche, qui elle aussi est souvent considérée comme une parabole sur l’épidémie du SIDA. Mais, l’opus Carpenterien offre une vision encore plus terrifiante de cette maladie, car là où Seth Brundle était le seul malade de l’histoire et le film de Cronenberg de suivre l’évolution de sa maladie, la Chose, elle, s’attaque à tout le monde et la contagion est imminente.

Une dernière lecture intéressante du film (et à laquelle je n’avais d’ailleurs pas pensé au départ et qui est beaucoup mieux analysée dans Mythes et Masques : Les Fantômes de John Carpenter) est celle du conte. Cette analyse fait immédiatement sens. En effet, The Thing recycle les thèmes récurrents des contes comme la peur d’être mangé (les victimes de la Chose sont littéralement avalés par une espèce d’immense bouche) où que mon interlocuteur ne soit pas celui qui prétende être (on retrouve encore l’idée de l’identité). Comme dans les contes, le Mal se déguise pour mieux pénétrer le cadre de vie de ses futures victimes : dans Le Petit Chaperon Rouge, le loup se déguise en grand-mère pour tromper l’enfant et la dévorer. Ici, le Mal prend l’apparence d’un chien (même famille que le loup) avant de prendre celle des camarades des quelques survivants.

The Thing est un chef-d’œuvre, parfait en tout point : mise en scène, scénario ou interprétation avec des acteurs au sommet de leur forme. Comme toute l’Œuvre de Carpenter, c’est un film désespéré, où l’espoir n’a pas sa place, où les personnages sont enfermés dès la première image avec ces montagnes écrasantes, où les autres ne sont pas ce qu’ils prétendent être, où le Mal est partout. Un film jusqu’au-boutiste, nihiliste, jusque dans son final incroyable, monument de noirceur nous laissant dans l’incertitude quant à la survie du virus. La contagion n’est pas terminée, et le virus dort toujours.
Carpenter, lui, montre que le cinéma de genre est un grand art, bien loin de tout les navets que l’on doit se farcir régulièrement. C’est aussi un formidable rendez-vous manqué, qui nous donne à voir ce qu’aurait pu être la carrière du cinéaste si le film avait marché et s’il avait pu compter sur de gros budgets pour son futur, mais c’est aussi le film matrice de tout sa futur rage envers la société et le système américain. Big John manque au cinéma. Vraiment.

Créée

le 26 juil. 2014

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ValM

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