Pluto aboie et Truman passe, comme chaque matin à neuf heures pile, devant son cottage blanc néo-victorien. Sa voiture scintille, aussi pimpante et polishée que sa femme, les voisins lui adressent leur agaçant "Bonjour !" en sourire Colgate, les éboueurs contournent le pâté de maisons. Rien ne peut faire bouger d’un pouce cette existence millimétrée, mécanique, figée entre le bleu du ciel, le rose des volets, le vert du gazon et le bureau de la compagnie d’assurances où travaille le héros, comme un élève appliqué qui obéit sagement à son patron pour éviter la prochaine charrette. Ce petit monde ressemble à l’univers sucré de L’Île aux Enfants, à un petit coin de paradis presque trop beau pour être vrai. On pourrait se croire dans un Capra des années 90 avec un Longfellow quelconque, un nouveau M. Deeds qui s’apprête à prouver au reste de l’Amérique qu’il faut aussi compter avec lui, sa conscience ou sa révolte. L’histoire commence au 10.909ème jour de la vie de Truman Burbank, quand les premiers incidents perturbent ce bel ordonnancement. Un objet non identifié tombe du ciel, sur lequel est mystérieusement inscrit sur le mot "Sirius" ; des regards étranges apparaissent dans son entourage dès qu’il manifeste la plus petite intention de casser les habitudes ; des souvenirs de jeunesse remontent à la surface ; le sourire d’un premier amour revient tout à coup le hanter. Simultanément, de brefs flashs alertent le spectateur, presque des images subliminales que le cerveau a tout juste le temps de percevoir. Car la vie de Truman cache un secret bien plus lourd que le sauvetage de la démocratie en péril. Dans son décor à la Disneyland, il n’est qu’un pantin manipulé depuis sa naissance, le héros involontaire de la plus grande sitcom jamais inventée. Cinq mille caméras cachées épient le moindre de ses gestes, enregistrent toutes ses paroles pour un feuilleton retransmis dans le monde entier vingt-quatre heures sur vingt-quatre. The Truman Show must go on, sauf si son héros décide qu’il faut en finir lorsqu’il découvre l’abîme du vide qui l’entoure, la facticité de cette ville idyllique et pastellisée, la duplicité d’une existence faite de carton-pâte, d’incidences programmées et de comédiens appointés. Truman songe à partir, les yeux rivés vers l’océan, pôle d’attraction et de répulsion, réminiscence d’un drame qui a marqué son enfance. Et pour ce faire, il va vouloir parler à Dieu, le réalisateur qui lui a fabriqué un destin pas comme les autres.


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George Orwell l’avait prophétisé : nous sommes tous à la fois observateurs et observés. Des cobayes dans un labyrinthe qui scrutent d’autres cobayes essayant de s’y adapter. Parfois, surtout quand on est petit, on a l’impression que le monde qui nous entoure n’est fait que pour nous. Plus dure sera la chute, même si le cinéma et la télévision ont entrepris depuis toujours de nous consoler de la perte de cette idée naïve. Naïve peut-être, mais que se passerait-il si elle était vraie ? Et si nous nous en rendions compte ? Une anicroche anodine dans son existence planifiée, et voilà Truman qui se met à douter de tout, y compris de sa propre identité. Crise de conscience, dépression passagère, paranoïa galopante ? La vérité est ailleurs, si loin, si proche… Le show dont il est à son insu la vedette constitue une expérience psycho-sociologique que plus d’un spécialiste des sciences dites humaines rêverait de pouvoir se payer, surtout s’il est adepte des théories selon lesquelles la personnalité est essentiellement le produit de l’environnement social. Vers le mitan du film, une scène vertigineuse ouvre un gouffre sous les pieds du spectateur à la fois anesthésié par le confort fictif dans lequel progresse le récit et titillé par une multitude de signes et d’indices déroutants. Assis sur la jetée, le héros se confie à son meilleur ami et lui fait part de la suspicion qu’il nourrit à l’égard de son épouse, de sa famille, de son entourage. Il lui explique à quel point son quotidien lui paraît inauthentique. L’autre le rassure, lui déclare avec mansuétude qu’il est absurde de se croire victime d’une telle machination. Rien ne serait pire à ses yeux que de le trahir, lui affirme-t-il, et c’est à ce moment-là, comble de la cruauté, que l’invraisemblable vérité se matérialise dans le plan. Il s’avère que tous les mots prononcés par le bienveillant confident lui sont dictés dans une oreillette par un puppetmaster à tunique et béret vert, dont l’apparition valide instantanément les hypothèses les plus délirantes.


Surprise sur prise. Le monde entier est collé depuis trente ans à un spectacle soumis aux résultats de l’audimat et aux impératifs publicitaires. L’entretien de cette biosphère (que les participants volontaires dissuadent Truman d’abandonner, fût-ce en recourant à certaines extrémités) semble exiger le PNB d’un pays de taille moyenne. Le singulier amalgame de contrôle à la Mabuse exercé sur la conscience collective et de complaisance envers le public tandis que les producteurs et le metteur en scène tirent et retirent sur leurs ficelles (en se laissant aller eux-mêmes à l’efficience émotionnelle de leur propre jeu, comme devant la mise en scène soigneusement orchestrée des retrouvailles avec le père) favorise une remise en perspective dont les effets fonctionnent par ricochets infinis. La satire affleure, bien évidemment, dans la peinture des grands trusts qui contrôlent tout et tous, des Américains dont le mode de vie sympathique s’avère aussi extrêmement étriqué, de la préservation d’une certaine idée du bonheur, délétère, conservatrice, repliée sur elle-même et réduite à une série de vignettes, et dont le principe rappelle fortement celui de Celebration, USA, la nouvelle ville cent pour cent américaine érigée en Floride par Disney, qui est censée être l’endroit "où nous voudrions tous vivre". Les passants de Seahaven circulent avec la démarche empruntée et faussement nonchalante des figurants d’un vieux film de série B. Les vêtements, les coiffures, le maquillage des femmes obéissent à une vision légèrement exagérée, à peine caricaturale, des modes des années cinquante. Mais Peter Weir ne se contente pas de creuser le filon ironique de son postulat high concept. S’il tend un miroir déformant à notre fauteuil de spectateur, au principe universel de projection et d’identification induit par toute forme de fiction, il développe surtout une allégorie stupéfiante sur les structures de conditionnement, l’obsession de l’enfermement, le dérèglement de nos sociétés dites civilisées et vouées à la consommation tous azimuts, la quête d’un ailleurs délivré des barreaux invisibles de l’humaine condition, la difficulté du parent à laisser son enfant s’affranchir d’un amour défavorable à son épanouissement et, parallèlement, celle pour ce dernier à briser le lien nourricier afin de voler de ses propres ailes.


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L’ersatz de monde réel que Truman prend pour le vrai, puisqu’il n’en connaît pas d’autre, ne peut manquer d’évoquer la caverne platonicienne et ses ombres trompeuses, tandis que le démiurge Christof, créateur de cette île sous cloche et de tout ce qui l’habite, suggère une version moderne de l’esprit malin infiniment trompeur postulé par Descartes à l’orée de son entreprise de table rase. Le projet d’Andrew Niccol, réalisateur à succès variable qui signait ici son premier scénario, ouvre un éventail d’interrogations et de métaphores bien plus subtil qu’un banal règlement de comptes avec les dérives des médias ou l’aliénation de l’american way of life. Plusieurs visions s’imposent pour savourer la richesse des détails glissés dans ce fabuleux mille-feuilles où rien n’est laissé au hasard, ni la photo sur la cheminée, ni le bord opaque de l’image qui prouve la présence d’un téléobjectif électronique, ni le piéton qui passe sans cesse au même carrefour, ni l’échantillonnage de population (un militaire, une bonne sœur, un businessman, une mère et son enfant…) qui garnit les sièges du bus à bord duquel Truman espère quitter Seahaven. En voyant la place de la ville, avec son trafic sous contrôle et ses acteurs immobiles comme des poupées, on repense au plateau de la Victorine dans La Nuit Américaine de Truffaut, qui était déjà une mise en abyme du réel et du fabriqué. Ici, quand Christoph-Zeus décide depuis l’Olympe de sa régie lunaire, œil omniscient et projecteur géant, qu’il faut lancer le soleil au beau milieu de la nuit pour retrouver Truman en fuite, ou bien provoquer une tempête où sa "créature" pourrait se noyer, on est fasciné par l’énormité de ce paradis artificiel et de ce qu’il évoque dans notre monde d’illusions et d’images. La force première de The Truman Show est de nous ouvrir les yeux en même temps que ceux de son personnage.


En termes d’élaboration plastique et esthétique, l’œuvre est d’une intelligence, d’une cohésion et d’une pertinence à peu près impossibles à prendre en défaut. Il est certes difficile de définir une "griffe Peter Weir", mais cette remarque, loin d’être un reproche, atteste le constat que le réalisateur met ses idées de mise en scène (et il en fourmille) totalement au service de ses sujets. Son casting, ses angles, ses effets, sa musique (celle, originale et très organique, composée par Burkhard Dallwitz, ou celle prélevée à des compositions antérieures de Philip Glass, comme le Anthem Part 2 ou l’ouverture de Mishima), tous les aspects de son travail vont ici dans le sens du film, ou plus exactement des films puisque — la performance n’est pas banale — il y en a deux à l’intérieur de The Truman Show. Deux films parfaitement imbriqués, presque surimprimés, qui se convoquent et se répondent en permanence. Le premier donne l’impression d’un soap américain de troisième zone, où le mauvais goût se dispute aux dialogues convenus et aux situations cent fois vues. Le brio du cinéaste consiste à mettre en sommeil son style en choisissant le point de vue des caméras de surveillance qui scrutent chaque recoin de l'univers artificiel de Truman. Les plans sont souvent ridicules, filmés de trop près, avec un foisonnement de focales larges qui déforment les visages et les décors. Weir assimile cet effrayant possible de la télévision — sorte de croisement entre le reality show et la fiction industrielle — à un inquiétant non-style où la forme et le fond sont négligés au profit d'un spectacle mondial, difforme et bêtifiant. Tout l'enjeu de l’entreprise tient à la manière dont Truman réalise progressivement dans quel piège on l'a enfermé. C’est ici que se dessine le second film, qui renoue avec la paranoïa des années cinquante (celle de L’Invasion des Profanateurs de Sépultures notamment, explicitement cité dans la scène de la battue nocturne organisée par la foule pour retrouver le héros) mais en la réorientant : la menace, qui jadis était l’Autre, est devenu le Même — une humanité inféodée à la loi de la petite lucarne.


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C’est l’expérience du doute qui permet à Truman d’atteindre, à ses risques et périls, la vraie vie au-delà de son imitation. Plus il perçoit de failles dans cette surface bien lisse, plus son désir de liberté grandit. L’intrigue se concentre sur ses efforts pour échapper à son sort (il est le contraire d’un personnage en quête d’auteur ; son "auteur", il le fuit sans le connaître) et au conflit que cette détermination entraîne avec un Créateur à la fois tyrannique et affectueux. Celui-ci devra finalement capituler, non sans avoir d’abord, en dieu vengeur, déchaîné les éléments. À son terme, le film offre l’extraordinaire image surréalisante du mât de l'embarcation heurtant la ligne d’horizon, lorsque le bateau arrive littéralement au bout du monde. Le héros monte un escalier le long d’un ciel peint qui n’est autre que le mur du studio (séparant le faux du vrai) et, après s’être entretenu avec le soleil, son géniteur, il sort concrètement et symboliquement de la fiction par une porte de secours. Tout comme dans Bienvenue à Gattaca, le premier long-métrage réalisé par Niccol, la réflexion sur le libre-arbitre et la quête individuelle en butte à la globalisation anime un sujet s’inscrivant dans une tradition que la littérature de science-fiction entretient depuis longtemps, par le biais d’auteurs comme Robert Heinlein ou Philip K. Dick. Mais l’utopie (ou le fantasme) d’hier sont désormais rattrapés par les faits d’aujourd’hui. Au-delà du décorum impressionnant et du suspense schizo qui relègue les pires complots aux divagations d’un lendemain de cuite, l’évolution de l’état d’enfance de Truman à son envol renvoie à la trajectoire d’Icare tendu vers la lumière. S’il sacralise la dictature paparazzo-médiatique pour mieux lui faire mordre la poussière, le film de Peter Weir évoque sans avoir l’air d’y toucher certaines interrogations philosophiques fondamentales qui préoccupent l’humanité depuis qu’il y a des hommes pour penser. Et s’il est vrai que l’une des vertus du septième art est de questionner par l’image le statut toujours plus problématique et ambigu de la notion de réalité, alors ce conte initiatique féroce et jubilatoire, poétique et visionnaire, mérite assurément le tableau d’honneur.


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Thaddeus
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le 4 juil. 2012

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